Livre de Renaud Lavergne écrit par Jules Martel en 1970.



L'HONORABLE JUGE JOSEPH LAVERGNE

Le 19 octobre 1671, François Lavergne, habitant de la Rivière-Ouelle, fils de défunt François Lavergne et de Guillemette Peronne, de la paroisse Saint-Michel, ville et évêché de Limoges, épousait, à Québec, Françoise Lefrançois, fille de feu Antoine Lefrançois et de Pasquette Renard, de la paroisse d'Ouville, évêché de Lisieux. C'est là le premier Lavergne établi dans la Nouvelle-France. Joseph Lavergne, le sixième descendant de François Lavergne, né à Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud, le 28 octobre 1847, était le fils de Louis-David Lavergne et de Marie-Geneviève Delagrave. Il fit ses études classiques au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, et sa cléricature chez son oncle, Joseph Delagrave, avocat à Saint-Jean-d'Iberville. Admis au barreau, en janvier 1872, il s'établit à Princeville, dans les cantons de l'Est. En 1874, M. Lavergne se transportait à Arthabaska où il forma une société légale avec sir Wilfrid Laurier. Cette société ne se rompit que le jour où sir Wilfrid Laurier fut appelé à Ottawa, comme premier ministre du Canada. M. Lavergne fut maire d'Arthabaska et préfet du comté du même nom. Député d'Arthabaska à la Chambre des Communes du Canada, de 1887 à 1897, il avait la confiance de ses chefs et de ses collègues et fut appelé à faire partie ou à présider plusieurs comités importants, pendant ses dix années de vie publique. Le 4 août 1897, il était choisi comme juge de la Cour Supérieure pour le district d'Ottawa; le 25 juin 1901, il était promu au district de Montréal, et, le 3 février 1906, il remplaçait le juge Ouimet à la Cour du Banc du Roi. Il décéda à Montréal le 9 janvier 1922. Le juge Lavergne était le père de M. Armand Lavergne, député de Montmagny, et vice-président de la Chambre des Communes, et le frère de feu le sénateur Louis Lavergne. Références: Les juges de la Province de Québec, par Pierre-Georges Roy, Québec, 1933, p. 305. (Collection Payette).

P R E M I E R E P A R T I E
Chapitre I
Le destin en marche . . .
Le jeune notaire sans le sou . . .
Son portrait . . .
Ses adieux à Sainte-Anne-de-la--Pocatière . . .
Son arrivée dans les Bois-Francs . . .
Somerset . . .
Saint-Ferdinand de Halifax . . .
Mirage et réalité.
Comment advint-il qu'après trois cents ans sans bouger de la seigneurie des Couillard, une branche des LaVergne se soit détachée de son vieux tronc pour aller prendre racine dans la terre neuve des Bois-Francs? Et pourquoi ce rejeton vigoureux mourra-t-il bientôt? C'est le destin. Nul ne peut l'arrêter dans sa course. Racontons bien vite l'histoire de la transplantation de ce rejeton, l'épanouissement de ces deux branches prometteuses, avant que la dernière feuille de ce bois qui meurt ne soit emportée par le vent. "Pauvre petite feuille détachée, où vas-tu?" se demande le poète. "Je vais où le vent me porte" lui répond le destin. Regardons-le donc agir. Le 7 septembre 1871, un jeune homme, par un soir pluvieux et froid, voyageait à l'aventure dans une voiture de la ligne de chemin de fer appelée alors le Grand Tronc, qui traverse encore une partie des Cantons de l'Est nommée les Bois-Francs. Les yeux à la fenêtre, il cherchait, avec une vive curiosité, à percer dans l'obscurité enveloppante, un village qui s'annonçait. De taille au-dessus de la moyenne, d'allure militaire, de carrure athlétique, il portait haut une tête aux traits réguliers mais toute en rondeur, une moustache à la gauloise, des cheveux châtains, des yeux gris-vert, tour à tour rieurs et froids. Tel était Louis LaVergne, jeune notaire en quête d'une fortune, ou mieux, de son pain quotidien. Sa légitime curiosité fut vite satisfaite. Le conducteur an- p.1

nonçait déjà Stanfold. Le train grinça sur ses rails, s'arrêta comme à regret. Le jeune homme se leva vivement, descendit sur le quai, jeta un regard interrogateur sur ce village presque endormi où seules, dispersées çà et là, des lumières pâlottes en disaient l'importance. "Après tout, pensa-t-il, je cours ma chance; aussi bien ici qu'ailleurs. " Il rentra bien vite prendre sa sacoche et saisir par sa poignée son antique petit coffret de bois recouvert d'une peau de loup-marin, au poil ras et soyeux, qui contenait toute sa fortune: sa commission de notaire, précieusement roulée dans un carton, quelques livres de droit et sa maigre garde-robe. Le sort en était jeté. Il se tenait là, indécis, sur ce quai trempé, affrontant l'avenir aussi impénétrable que cette nuit noire, Quels souhaits de bienvenue lui donnait-elle ? Quelle arrivée: Quelle atmosphère propre à abattre le courage le plus tenace! Y a-t-il au monde rien de plus triste qu'un quai de chemin de fer à l'arrivée d'un train, un soir pluvieux d'automne, à la campagne? Un fanal enfumé tente d'éclairer vainement une banale construction, laissant entrevoir, un court instant, dans leurs wagons, des voyageurs au visage las, cependant qu'un chef de gare se hâte de recevoir le sac d'un mince courrier dont s'empare un postillon qui rentre aussitôt dans les ténèbres. Une voiture et son cocher sont là, parfois, qui attendent le voyageur annoncé. Cette fois, ils étaient à leur poste. Un gros homme aux cheveux grisonnants, à la barbe en collier, chaudement vêtu d'une bougrine du pays, coiffé d'une casquette de cuir, comme l'on en voit encore dans nos campagnes tant elles sont inusables, sortit de l'ombre pour s'avancer bien vite vers ce voyageur hésitant. D'un air jovial, il lui dit: "Vous êtes sans doute notre nouveau médecin? Nous vous attendions avec hâte: - Non, votre nouveau notaire: " répond le voyageur. p.2

La voix de son interlocuteur devint froide comme la pluie témoin de la scène. "Un notaire? . . . Nous en avons un bon; çà nous suffit. " Le courageux jeune homme sentit son coeur se serrer à nouveau après les désappointements subis la veille. Il n'en répondit pas moins poliment: "Vous en aurez deux. Abondance de biens ne nuit pas . .. Dites donc, ne pourriez-vous pas me conduire à l'hôtel? Vous n'aurez pas fait un voyage pour rien". Et c'est ainsi que le jeune notaire s'en alla vers sa destinée, dans une dure barouche trainée par un cheval qui marchait cahin-caha, ruisselant, la tête basse. L'étranger fut reçu avec curiosité dans un de ces hôtels de campagne, parfait exemplaire de tous les hôtels de ce temps-là: une salle commune, enfumée, éclairée par une grosse lampe de cuivre suspendue au plafond, son globe recouvert d'un large abat-jour en fer blanc. Quelques retardataires attablés jouaient une dernière partie de cartes, en fumant. Près d'eux, un énorme crachoir de grês, rempli d'allumettes et de paquets de tabac froissés. Les murs étaient décorés d'un grand calendrier diocésain et, lui faisant pendant, un autre calendrier colorié, celui-ci d'une compagnie d'assurances. Dans un coin, se dressait un comptoir sur lequel se tenait un cahier crasseux, où étaient inscrits les noms des voyageurs. Quelle tristesse: . . . Aussi la conversation fut-elle brève. Lorsqu'il eut donné son nom, notre voyageur se fit conduire à sa chambre. Il avait hâte d'être seul avec ses ennuis. La porte close, il jeta un regard désabusé autour de lui. Rien de gai, hélas: pour lui remonter le moral. Une petite chambre proprette mais humide; un lit de bois verni, aux pieds tournés à la machine; une humble commode portant pot, cuvette et savonnier dans p.3

lequel trainait un pain de savon d'un rose douteux. Au mur, pendait le portrait du Pape régnant, Pie IX, don du journal du comté, L'Union des Cantons de l'Est, journal qui devait un jour devenir la propriété de ce jeune notaire. Il eût été le dernier à le croire si on le lui avait prédit. Les deux "chromos" que nous avons tous connus, enfants, dans nos campagnes, trônaient à la tête du lit: la mort du juste et la mort du pécheur. Sur le premier, un ciel bleu s'ouvre au-dessus de la couche du moribond pour y laisser planer un ange à l'épée flamboyante pourchassant un démon; sur l'autre, un ange gardien pleure; des flammes infernales lèchent déjà le lit du mourant. Sur les deux images symboliques, le prêtre est là, consolateur, avec une famille éplorée. Cet intérieur n'était pas de nature à réconforter Louis LaVergne. Son premier geste fut d'ouvrir bien vite la fenêtre afin d'en chasser cette odeur de renfermé qui l'oppressait; puis, fatigué, il se laissa choir sur son lit, les pieds ballants, les yeux perdus dans le vague. N'y avait-il pas de quoi devenir songeur? Aussi vit-il se dérouler devant ses yeux le tableau de la maison paternelle, quittée depuis trois jours â peine, par un temps brumeux du Bas Saint-Laurent, si lointaine mais si chaude, si accueillante. Ne faut-il pas perdre ce que l'on a pour savoir l'apprécier, en connaître tout le prix? Les adieux et les désappointements s'étaient succédé. Seul dans cette pauvre chambrette, le jeune homme revivait intensément sa peine. Il se rappelait son père et sa mère se raidissant contre l'émotion. C'était leur ainé qui les quittait pour aller dans ces Bois-Francs, pays d'avenir, disait-on dans les vieilles paroisses, mais qui leur était inconnu à tous trois. Que la maison serait grande: Le voilà donc parti de Sainte-Anne-de-la-Pocatière pour Somerset, le Plessisville d'aujourd'hui, sur l'encouragement d'un marchand de ce village. Il l'avait rencontré sur le bateau qui faisait alors le service de Berthier-en-Bas à Québec. Le tableau que lui avait alors peint le petit homme de cet endroit dépassait, à son dire, en beauté les Laurentides.... p.4

C h a p i t r e 2
Princeville . . .
Premier coup d'oeil sur les Bois-Francs . . .
Village inconnu . . .
Ce qu'il y vit . . .
Ses impressions.
A son lever, un soleil radieux se chargea d'embellir la nature peu hospitalière de la veille. Le ciel était d'un bleu saphir; de gros nuages blancs, poussés par le vent, chassaient ceux qui se traînaient encore, noirs, effilochés, chargés de pluie. Cette atmosphère limpide dessinait bien toutes choses. De sa fenêtre, Louis respira longuement la fraîcheur du matin. Elle lui apportait une forte odeur de terre trempée, d'herbe mouillée, de feuilles mortes. Quelle différence pour lui de ne plus respirer cet air fort et vivifiant, bel apanage du Bas Saint-Laurent, de ne plus sentir ses poumons se dilater à cette brise saline et iodée des varechs: Par habitude, son oeil chercha au loin les lignes arrondies des Laurentides millénaires, â la fois douces et imposantes. Ce qu'il avait devant lui n'était même pas ce coquet village de Saint-Ferdinand d'Halifax, son beau lac William, ses collines s'enchaînant les unes aux autres, avec leurs boqueteaux d'érables, encore chatoyants au regard, caparaçonnés de leur dernière rouille. Mais cette teinte allait s'atténuant à mesure que les vents et les pluies d'automne dépouillaient les branches. Il regarda longuement ce village qui était désormais le sien, avec sa plaine dévalant avec lenteur et qui n'avait d'autre limite que la ligne lointaine de l'horizon. Des fermes aux mille clôtures de cèdre gris que le soleil argentait, dessinaient avec rectitude les prairies et les derniers labours. Des maisons et des bâtiments badigeonnés au lait de chaux s'illuminaient, paraissant, au loin, se faire de plus en plus minuscules. Cà et là, dans les terres à bois, érables roussâtres et épinettes sombres se confondaient dans un lavis bleuâtre. Ce paysage, certes, n'était pas sans grandeur. Il appelait Louis LaVergne à aimer cette région encore secrète où, comme eût dit le poète, "toute chose radieuse à l'éclat du matin", où il faisait si bon vivre, où les rêves actuels seraient bien vite chassés par des.... p.7

Mais que voulez- vous faire sans instituteurs ou institutrices de carrière? Nos institutrices, toujours jeunes et inexpérimentées, se succèdent les unes aux autres au cours d'une même année scolaire. On ne peut leur demander plus qu'elles ne peuvent donner. Mais laissons là ce problème qui sera toujours d'actualité et de plus en plus impérieux à résoudre. Revenons à notre jeune notaire et à sa visite au village de Princeville. Le Princeville de 1871 était, dans son ensemble, à peu près semblable à celui d'aujourd'hui, et la paroisse, sensiblement plus populeuse que de nos jours. Elle ne se dépeuplait pas encore au profit du village. L'émigration, pour ainsi dire, était inexistante. Une petite terre suffisait à nourrir la famille. Mais avec les progrès techniques, la diffusion des machines aratoires, l'ambition innée de l'agriculteur à vouloir arrondir son bien et le goût d'un plus grand confort, amenèrent bientôt dans chaque paroisse le départ d'un certain nombre de cultivateurs qui allèrent, soit défricher les terres neuves, soit s'établir à la ville ou à l'étranger pour chercher fortune, ce mirage que l'on croit à sa portée mais que l'on n'atteint jamais. Cette partie des Bois-Francs, située dans le comté d'Arthabaska, fut érigée en canton en 1807, sous le nom de Stanfold. Ce ne fut qu'en 1846 qu'eut lieu l'érection canonique de la paroisse sous le patronage de saint Eusèbe. Le village de Princeville ne date que de 1856. Sa topographie est facile à dessiner dans ses grandes lignes: une simple croix à bras égaux. Le chemin de fer la sépare également en partie haute et en partie basse. Au centre de cette croix on place l'église, le presbytère et le cimetière. En 1871, la vieille église, incendiée depuis, faisait encore l'honneur de la paroisse. De style traditionnel canadien, elle était très simple d'aspect. Elle portait un clocher proportionné à ses dimensions et convenable en tous points. Elle fut remplacée, en 1913, par une autre, très imposante, vue de loin, par sa masse et ses deux énormes clochers, mais décevante à l'intérieur, écrasante même, dit-on, p.9

par ce qu'elle coûta. Donnera-t-elle jamais à son curé bâtisseur et à son architecte la célébrité attendue? L'orientation de l'église a été changée. L'ancienne regardait l'est, la nouvelle fait face au nord. Il va de soi que, là comme ailleurs, on en a profité pour bousculer les morts. Le respect dû aux défunts n'existe plus guère chez nous, ni chez les laies ni chez les clercs. Ne pourrait-on pas créer un cimetière nouveau en laissant nos morts dormir en paix là où ils avaient été déposés? Le prétexte invoqué pour agir autrement est souvent discutable; et le nouveau cimetière, la plupart du temps, n'est pas mieux entretenu que l'ancien. Et il n'en a pas le cachet. . . Ce fut le cas du nouveau cimetière de la paroisse de Saint-Eusèbe de Stanfold, avec ses allées tirées au cordon, ses lots divisés par des clôtures disparates et quelquefois rouillées où s'étalent, au milieu des herbes folles, des tombeaux rarement luxueux, Dieu merci: mais trop fréquemment d'un goût déplorable. On sacrifia les pauvres vieilles croix de bois des premiers colons qui se tenaient proches les unes des autres, semblant toujours prêtes, en cas de besoin, à se soutenir comme autrefois. Spectacle touchant pour qui l'a contemplé dans son désordre champêtre: L'indifférent pouvait passer devant elles, le coeur fermé à la prière. Pour elles, seules les larmes sincères de quelques amis, les fleurs des champs, le doux bruit de la pluie, la neige qui tombe silencieuse pour les recouvrir avec tendresse et les protéger contre les tempêtes; pour elles seules, l'oiseau qui se pose un instant sur leurs bras vermoulus pour y chanter ses amours nouvelles, l'arbrisseau qui les caresse de ses feuilles reverdies où dort son nid. Pauvres petites croix de bois de nos premiers colons des Bois-Francs, sacrifiées, vous représentiez pourtant le pays, le symbole du labeur fécond mais méconnu par ceux qui vous doivent tant. Et pour quel pitoyable résultat'. Sortons vite de ce cimetière pour visiter la partie haute de ce village. Le coup d'oeil en est reposant. Deux rues du vaste quadrilatère, face au cimetière et à l'église sont ombragées de beaux arbres; des gazons bien entretenus, des maisons anciennes au style sobre, p.10

aux lignes harmonieuses, font oublier les modernes petites demeures américaines sans cachet. Dans ce village, tout respire la propreté et l'aisance. Non loin de l'église, le couvent des filles de Messire Harper, dont le souvenir vit toujours, se fait remarquer par son vieux toit mansardé. Mais il cache au passant quel fut son singulier passé: tour à tour collège commercial dirigé par les prêtres du diocèse, puis manufacture de chaussures. Ce qui prouve au moins l'esprit d'entreprise des citoyens de Princeville en 1865. S'ils ne purent garder leur collège, ils tinrent en tout cas à favoriser l'industrie. Voici la belle salle publique, où siège le conseil municipal. Cette robuste construction rappellera toujours la crise et le chômage qui suivirent la guerre de 1914. L'aide accordée aux chômeurs en permit la constructions. Mais le jeune notaire ne vit alors que l'ancienne salle, plus modeste et de bois, due en grande partie à l'esprit d'entreprise de Georges-Jérémie Pacaud. Quel homme que ce Pacaud: Le chef-lieu lui-même ne pouvait se vanter d'avoir un homme pareil. La visite terminée, notre tabellion revint satisfait et déçu à la fois. Il lui fallait bien constater que Princeville n'avait même pas un cours d'eau, si modeste soit-il. Que n'eut-il donné pour entendre le moindre clapotis d'un ruisseau poursuivant son petit bonhomme de chemin sur son lit caillouteux au centre du calme Plessisville, le Somerset d'alors. II était déçu aussi de cet encombrant passage à niveau qui brisera toujours l'unité de ce village. Mais lorsqu'il apprit qu'une rivière, portant le doux nom de Blanche, passait un peu plus loin, il en voulut presque aux premiers habitants de n'avoir pas planté leurs tentes sur ses bords selon la coutume. Il se promit bien de s'en faire une amie et d'aller la voir souvent, les beaux jours revenus. Pour ce riverain du grand fleuve, la vue de l'eau faisait partie de sa vie. Sans elle, il sentait en ....p.11

Princeville ne faisait pas exception. Ce village souffrait depuis longtemps de la présence d'un vieux notaire, brave et honnête homme au demeurant, mais rien de moins que libéral et parfaitement insupportable à ses adversaires politiques. Les libéraux se réjouirent d'apprendre l'arrivée d'un jeune notaires partageant leurs opinions. Un "militant", comme on dit de nos jours, décida cette fois de protéger le nouveau venu d'une manière spéciale, car ce n'était pas le premier de leurs amis qui essayait de prendre pied à Stanfold; d'autres avaient dû plier bagage. Il importait donc de garder Louis LaVergne à tout prix. L'homme lui proposa de le prendre chez lui, de l'aider, de le présenter aux camarades. Soixante ans plus tard, le nom de Pétrus Lacerte n'était jamais prononcé sans émotion par le notaire blanchi sous le harnais. Pour dix dollars par mois, lui étaient donnés, c'est bien le cas de le dire, bureau, chambre, pension et blanchissage. Une véritable providence pour ce pauvre garçon au portefeuille alors si démuni, Madame Lacerte, femme au grand coeur et toute maternelle, lui offrait une table abondante et de nature à satisfaire l'appétit qu'on possède â cet âge. Louis LaVergne se le rappelait avec gêne dans sa vieillesse, lorsqu'il nous contait ses années d'apprentissage dans les Bois-Francs. Petrus Lacerte qui, de surcroît, chantait les louanges de son hôte à qui voulait l'entendre, calmait son impatience, lui remontait le moral. Les clients, en effet, se faisaient attendre. Mais on tenait un notaire libéral et, à tout prix, encore un coup, il fallait le garder par devers soi. Le premier mois s'écoula trop vite au gré de Louis LaVergne, débutant sans le sou. La date fatidique pour solder sa pension arriva. Il lui fallut faire à ses amis une confession pénible. Le couple s'y attendait. Quelques larmes du jeune homme se mêlèrent à celles de cette bonne Mme p.15

Lacerte. Son mari de son côté cacha son émotion et y alla d'une tape cordiale sur l'épaule du garçon. Ah: certes, il en recevrait d'autres moins amicales au cours de son existence . . . Les Lacerte le mirent à l'aise. Ils lui assurèrent qu' ils lui feraient crédit le temps qu'il faudrait. Ah les braves gens: Leur nom exemplaire mérite d'être conservé dans la famille LaVergne. II a été béni durant une longue vie. Devant lui je m'incline moi-même bien bas. Sans Pétrus Lacerte et son épouse, qui sait si la carrière de Louis LaVergne eût été la même? Les derniers beaux jours de l'automne lui présentèrent bientôt un spectacle prenant. A cette saison, dans les Bois-Francs, après une nuit froide, lorsque le soleil a réchauffé la terre durant quelques heures, une buée s'élève lentement. Elle est vaporeuse, éphémère et dorée quand vient le couchant. Elle se confond bien vite avec l'obscurité envahissante. La première fois que Louis LaVergne l'aperçut, son coeur en fut ému. Sa pensée s'envola vers son village. N'était-ce pas là son Saint-Laurent qui se cachait ainsi derrière la brume? Mais les pluies fines et froides arrivèrent. Les arbres perdirent leurs dernières feuilles et les bois devinrent gris. Comme les clients tardaient toujours à venir, Louis profita de sa réclusion pour étudier la petite histoire de ces Bois-Francs qui l'enthousiasma et l'at-tacha à jamais à ce coin de terre privilégié. Il en profita également pour faire les visites nécessaires, lier connaissance avec les jeunes gens de son âge. En 1871, plusieurs des premiers colons vivaient encore, entre autres le fondateur du canton de Stanfold, Édouard Leclerc. Le notaire se plaisait à leur faire raconter leur premier voyage dans l'automne de 1831, sur la branche nord-est de la rivière Nicolet, et leur surprise de trouver sur ses bords une forêt d'essences variées qui prouvait la fertilité du sol. Ainsi, d'un commun accord, décidèrent-ils de s'y établir le printemps suivant avec leurs bagages de colons pauvres. Ils voyagèrent en traîneau sur la glace de la rivière, seul p.16

chemin praticable dans la forêt. Louis LaVergne prenait part à la joie que ces hommes avaient éprouvée à entendre le bruit sourd du premier arbre tombant sous les coups répétés des haches. Cet arbre servit à bâtir en hâte la première cabane où l'on devait passer la nuit. Geste symbolique, bien vite imité, courageusement, par tous ceux qui suivirent ces pionniers dans les Bois-Francs, au point de faire disparaître une bonne partie de cette forêt en peu d'années. Les premières clairières virent rapidement pousser le sarrazin, cette providence du pauvre colon: il donnait la galette nourrissante et toujours aimée. On ne tarda pas a voir dans les champs défrichés, les souches des grands arbres, noircis par le feu et rebelles à la hache, caressés, tels des récifs, par la houle des blés roses et des blondes avoines. Les colons se rassem-blaient pour jouir de ce spectacle et remercier le bon Dieu de les avoir dotés d'une terre féconde. Histoire émouvante que je ne puis qu'effleurer dans cet album de famille . . . . N'avons-nous pas, d'ailleurs, des historiens qui ont narré en détail la. geste de cette race de héros inconnus? Ah! comme ces géants dépassent, par leur vie, leurs sacrifices quotidiens, leur noire misère, les quelques privilégiés qui ont déjà plaquette et monument bien avant d'être consacrés par l'Histoire'. Contentons-nous de dire que les aventures de ces pionniers étaient de nature à attacher le jeune homme à cette terre trempée de tant de sueurs et à susciter dans son esprit une admiration tenace et toujours grandissante pour leur oeuvre. p.17

L'année 1872 s'annonça bonne. Les clients se montrèrent peu â peu avec les chemins d'hiver et la coupe du bois qui activent le commerce et les affaires. De plus, le secrétariat du canton de Stanfold, devenu vacant, fut offert à Louis LaVergne. Le salaire était minime mais le poste, important pour se faire connailre. Louis se sentit protégé et encouragé. En un mot, l'avenir lui souriait. Dès le commencement de l'année, il eut une agréable surprise: la visite de son frère Joseph, qui venait d'être reçu avocat. Il arrivait de Sainte-Anne-de-la Pocatière où il était allé voir ses parents avant de continuer sa route vers Saint-Jean d'Iberville, chez son oncle Joseph de Lagrave où il avait fait sa cléricature. Ces deux frères s'aimaient sincèrement: toute une longue vie l'a bien prouvé. Depuis quatre ans déjà ils s'étaient séparés; ils se manquaient beaucoup l'un à l'autre. Aussi, la joie de se revoir fut-elle grande. Ils avaient tant de choses à se confier . . . Joseph, le cadet, né le 27 octobre 1847, de deux ans plus jeune que son aîné, était de taille au-dessus de la moyenne et d'ap-parence distinguée. Il avait les mêmes yeux que Louis, gris-vert, mais son visage était plus allongé, son menton plus volontaire. Si Louis était d'une nature exubérante, Joseph, lui, parlait peu. Son maintien était calme et réservé. Sans aucun doute, ces dispositions naturelles l'aidèrent beaucoup à mener à bonne fin une cléricature qu'il trouvait pénible chez son oncle Joseph de Lagrave. p.18

Chapitre 4 Premiers clients et premiers postes de confiance . . . . Une visite inattendue . . . . Oncle et neveu . . . . Confidences. . Une décision importante . . . Un premier rêve qui se réalise. . . Première visite à l'un des sept frères Pacaud. Cet oncle, tel que nous le montre un daguerréotype de l'époque, devait être, vers la cinquantaine, un bel homme d'aspect moderne, avec un visage glabre, portant fièrement une tête à la chevelure abondante. Ses traits sont réguliers et ses paupières un peu retombantes sur les bords, donnent à son regard de la douceur. Ajoutons qu'il semble posséder là le visage de ce que peut être un célibataire bon enfant, voire même ecclésiastique . . . Rien ne laisse soupçonner dans ce portrait que l'oncle Joseph fut un homme froid, sévère et casanier. Son train de maison le dépeignait à la perfection. Le style, c'est l'homme: Tout y était réglé comme du papier à musique: Tout s'y passait à l'heure et à la minute. Comment évoquer dans ce foyer sans femme ni enfant l'hospitalière demeure de sa soeur à Sainte-Anne -de-la-Pocatière, où régnait une liberté de si bon aloi? Il ne manquait, je crois à cette famille, pour son bonheur, qu'une seule chose: être à nouveau réunie. Chez l'oncle de Lagrave, la vie était plutôt pénible pour un jeune homme. Après une journée de travail, il ne pouvait être question, le soir, pour le neveu, de se récréer avec des amis de son âge; encore moins de les recevoir. Il n'avait pour tout partage que la maison, la lecture et . . . , l'oncle: Très sportif, cette vie sédentaire était pour Joseph une souffrance. Pauvre, il lui fallait endurer ce noviciat nouveau genre. "Une fois reçu avocat, se disait-il, je serai traité comme un homme." Enfin, ce jour-là était arrivé. C'était tout cela, et bien d'autres choses qu'il racontait à son frêre, bouillant d'indignation au récit de cette "capitivité". En l'écoutant, un rêve nouveau naissait dans le coeur de Louis: refaire à Stanfold le foyer familial. Pourquoi Joseph ne s'établirait-il pas avec lui dans les Bois-Francs? Il essaya de l'en convaincre, mais le jeune avocat hésitait. Il voyait un avantage immédiat de s'associer à un maiire du Barreau; car Joseph de Lagrave était un avocat en vue et son étude, très achalandée. Il n'était plus question de sa liberté: on ne traite pas un associé comme un neveu, ou un clerc. L'oncle, de son côté, qui connaissait les solides qualités p.19

de son neveu, tenait à le garder prës de lui. Il le lui avait dit avant son départ. D'ailleurs, Saint-Jean d'Iber-ville pourait se comparer au village de Princeville pour le plaisir d'y vivre. Réflexion faite, Joseph LaVergne se décida à retourner à Saint-Jean. Pourtant, son séjour devait y être de courte durée. L'oncle reçut son neveu à bras ouverts, mais le nouveau titre dont il le voyait auréolé ne l'impressionna guère. Joseph était néanmoins plus que jamais résolu à jeter sa gourme. Il sortit résolument, un soir, libre comme l'air, et sans avoir sollicité de permission. L'oncle, extrêmement courroucé signifia brièvement à son neveu que sa place, comme d'habitude, consistait â demeurer, le jour à l'étude, le soir â la maison. Le jeune avocat n'eut pas la peine d'aller devant le Tribunal pour plaider sa première cause et la plus sacrée qui soit; l'exercice de sa liberté. Peut-être même s'y essaya-t-il avec un peu trop d'indignation. Mais le juge fut inflexible et le jugement rendu sur le Banc: se soumettre ou se démettre. Toute discussion devenait vaine, voire même pénible. Un beau soir, sans casser les vitres et dans le plus grand secret, il ouvrit simplement sa fenêtre, sauta sur le troptoir, muni de son mince bagage, et courut dare dare à la "station', prendre le train de Montréal. Il n'omit pas de laisser un petit mot à son oncle lui expli-quant sa conduite, et le remerciant de ce qu'il avait fait pour lui. La vieille ménagère, à qui rien n'échappait, avertit aussitôt son mailre qui, péniblement surpris, courut à son tour à la gare pour voir le train s'éloigner. Brave et bon coeur malgré tout, il écrivit à son neveu, le priant, cette fois, de revenir et l'assurant qu'il serait libre de ses allées et venues. Il était trop tard. La perspective de réussir dans les Bois-Francs, de refaire le foyer familial sur les sollicitations pressantes de son ainé l'emportèrent sur les promesses tardives de l'oncle. Joseph resterait à Princeville. Il fut décidé sur-le-champ que le jeune notaire achèterait une maison convenable pour recevoir ses parents. Il le fallait bien: p.20

la petite chambre disponible de la bonne Madame Lacerte ne suffisait pas à loger convenablement les deux frères. Ce ne fut pas sans regrets que Louis abandonnerait cette maison hospitalière. Acheter une maison quand on n'a pas un sou vaillant n'est pas chose facile. Un seul homme pouvait faire quelque chose pour lui: il se nommait Georges-Jérémie Pacaud, personnage connu à dix lieues à la ronde. Il passait pour riche, risquait beaucoup et prêtait à gros intérêts . . . disait-on. Dès son arrivée à Princeville, le jeune notaire lui avait rendu visite. Il en avait gardé une bonne impression. L'accueil de ce petit homme maigre, aux traits fins, aux yeux noirs et vifs, avait été vraiement cordial. Rien ne faisait soupçonner qu'il put y avoir un brin de vérité dans tous ces racontars villageois qui se colportaient. Tout chez lui plaisait: sa conversation était brillante; la distinction de son language et de ses manières dénotait un homme cultivé et de bonne compagnie. Son intérieur lui-même était de bon goût et même luxueux pour la compagne. Ne s'était-il pas écrié aimablement en entendant le nom de LaVergne: "LaVergne, un beau nom, Monsieur, que vous portez là, et si français." Une bonne parole de la part d'un ainé fait toujours plaisir à entendre. Si le nom de LaVergne est doux à une oreille française, il est de plus noblement porté depuis mille ans en Limousin, et fort honorablement depuis trois cents ans dans le Québec. Monsieur Pacaud possédait une grande et belle maison face à la gare du chemin de fer. Elle avait un rez-de-chaussée surmonté de deux étages. Au premier, une "galerie" au garde-fou de fonte ouvragée en rompait la monotonie. La courbe avancée du toit lui servait d'abri. Sur des côtés de cette maison, une allonge de même style, mais plus petite, servait de bureau à son propriétaire. Un immense jardin entourait cette maison. Une haie de lilas longeait le res-de-chaussée pour en masquer la hauteur et compléter l'ensemble. Si jamais vous passez à Princeville par chemin de fer, jetez un coup p.21

d'oeil face à la gare. Elle est toujours là la, vieille maison avec son grand jardin. Vous la reconnaîtrez facilement. La haie de lilas est disparue mais quelques-uns d'entre eux, malgré les ans, ont survécu et poussé. Leurs longs troncs noueux atteignent la haute galerie et les fleurs reviennent toujours en l'embellissant, en la masquant un peu chaque printemps. Qui ne connail cette maison dans les environs? Le peuple lui a donné sa légende; nous en dirons la raison au fil de ce récit. La famille Pacaud mérite bien que nous parlions d'elle, et ce pour plusieurs notifs. Cette fois, la visite était intéressée. Aussi Louis LaVergne fut-il reçu par l'homme d'affaires dans son bureau. C'était là une pièce intimidante pour qui avait une faveur à quémander. Elle prenait tout le rez-de-chaussée; trois larges fenêtres l'éclairaient. Sur le côté opposé, une ouverture était pratiquée; ce n'était autre que la porte de communication avec le "haut côté", selon l'expression populaire. Au fond, face à la porte d'entrée, une autre porte, mais celle-ci en fer, haute et large, attirait dès l'abord l'attention. Une clé à combinaison s'y profilait et ne manquait pas d'intriguer. Derrière ce blindage se dessinait une voûte. En parlait-on assez dans le voisinage de cette voûte: vrai temple de Mammon! La.-dessous, les écus de l'homme riche s'empilaient. On contait qu'un jour (mais on ne prête qu'aux riches), la fa-meuse porte s'était refermée sur M. Pacaud, qui s'était trouvé prisonnier de ses dollars. Et ce ne fut pas facile de le tirer d'embarras: On s'en gausa dans les environs et ceux qui ne l'aimaient pas en firent des gorges chaudes. Le jeune notaire, lui aussi, inspectait cet antre des trésors de Golconde; il l'hypnotisait. Louis pensait, comme le héros des Mille et une nuits: "Sésame, ouvre-toi: " Mais s'ouvrirait-il? Il se le demandait avec une certaine inquiétude, en jetant un coup d'oeil sur son interlocuteur, le petit M. Pacaud. Celui-ci s'était assis dans un confortable fauteuil, derrière un immense pupitre de noyer sombre, libre de toute paperasse. Après avoir tendu un siège à Louis LaVergne , le bonhomme scruta son visiteur de ses petits yeux noirs et moqueurs, sans souffler mot. Le garçon était venu parler d'affaires. p.22

Aussi, sans préambule, rentra-t-il dans le vif de son sujet. Il lui dit l'état de ses finances, qui n'étaient surtout qu'en espérance, l'arrivée de son frère, son intention de reconstituer le foyer paternel, enfin le but de sa présence ici: faire un emprunt, s'il le voulait bien, pour acheter une maison. Puis il se tut, ému, attendant la sentence. Un bon sourire éclaira les traits fins de M. Pacaud, qui se leva vivement: '}Jeune homme, dit-il, en lui appliquant une tape amicale sur l'épaule, j'ai ce qu'il vous faut. Je crois que nous allons nous entendre. Venez avec moi sur le trottoir . . . . Voyez-vous la maison voisine? C'est une grande et bonne maison. Elle est mienne et je vais vous la vendre. N'a-t-elle pas mine avenante avec son joli toit aux trois imposantes fenêtres? Que dites-vous de ce tambour qui lui donne une entrée presque cossue? Regardez bien cette allonge avec pignon sur rue; n'a-t-elle pas été construite tout exprès pour recevoir vos clients? Qu'en dites-vous? Allez la visiter, en voici les clefs avec mes conditions: seize cents dollars, payables cent dollars par année, à six pour cent. " Louis LaVergne sautait de joie devant ces conditions de paiement si faciles et au-delà de toute espérance. Il n'en pouvait croire ses oreilles. Cette maison, il la connaissait parfaitement, il la désirait; mais il la classait au rang de ses rêves. C'était donc là cet homme qu'on disait le coeur si dur et les prêts si onéreux: C'est ainsi que trop souvent se bâtissent les réputations; Monsieur Pacaud subissait la loi commune. Il passait pour riche; il était fort décrié par les prêteurs à taux usuels, il est vrai, mais qui ne prêtaient jamais aux pauvres colons parce qu'ils ne risquaient jamais. Il n'y a guère de mérite à faire un placement de tous repos. Que de colons eussent échoué misérablement s'ils n'avaient eu les deux frères Pacaud, Georges-Jérémie et Edouard, pour leur avancer l'argent nécessaire au défrichement de leurs lots de colo-nisation! Seuls les Messieurs Pacaud le leur prêtaient, p.23

pour le perdre souvent, pour le risquer toujours. Nous avons connu à Arthabaska de ces anciens colons devenus prospères qui ne pouvaient que chanter leur reconnaissance aux frères Pacaud. Ils allaient répétant souvent qu'ils eussent donné un intérêt trois fois plus important que celui qui leur était demandé, en raison du service rendu par les Pacaud, car ce service n'avait pas de prix dans leur triste position d'alors. Mon cousin, Armand LaVergne, neveu de Louis et fils de Joseph, a cru aux racontars qu'il avait entendu chuchoter dans son enfance. Dans son livre: Trente ans de vie nationale, où il narre ses premiers souvenirs, estompés par les ans, il y trouve, comme tous les mémorialistes, une pierre d'achoppement. Qu'on ne s'en étonne pas; ce qu'un témoin a vu dans ses jeunes années est resté tel quel dans son souvenir. Et nos souvenirs, ne le savons-nous pas, embellissent les moindres choses ou les déforment. Ils ont une si grande emprise sur l'écrivain qui les raconte, ils lui semblent encore si vivants que leur contrôle lui échappe; d'où, sans doute, chez Armand LaVergne, le charme des premiers chapitres de ses Mémoires. C'est assurément la partie la plus fraîche, la plus intéressante, et celle qui nous cause le moins de désillusions. Pour ne citer qu'un exemple de ces visions déformées par l'enfance et de ce qui peut en résulter lorsque la plume de l'auteur devient anecdotique, nous voyons apparaître dans Trente ans de vie nationale le grand-oncle d'Armand LaVergne, ainsi que son frère Edouard. Ils vivaient assemble dans le même village et tous deux, quand nous étions jeunes, les avions parfaite-ment connus. Eh bien: dans le livre d'Armand LaVergne, le grand-oncle Charles devient un patriote insigne de 1837-38 qui perdit un oeil sur le champ de bataille de Saint-Charles de Richelieu. Or, le grand-oncle Charles n'avait rien subi de tel à la guerre; il avait tout prosaique-ment une taie sur l'oeil. N'était-ce pas plutôt le mémorialiste qui était un peu borgne? Sans doute ne dut-il pas voir plus clair lorsqu'il évoquait dans ces pages cet autre grand-oncle Georges-Jérémie Pacaud. Les prêts aux colons, si risqués et le plus souvent perdus, devinrent p.24

de l'usure. Qu'il est regrettable d'écrire cela: . Si nous parlons de ces choses c'est pour notre satisfaction personnelle. Le gros succès de librairie obtenu par ces Trente ans de vie nationale n'y changera rien; il y restera toujours une tache pour la mémoire de Georges-Jérémie Pacaud. Nous n'y pouvons pas grand'-chose, hélas: Cependant, me direz-vous, n'y a-t-il pas un fond de vérité dans cette légende? Non. Il y avait des raisons pour Georges-Jérémie d'agir ainsi. Nous en parlerons bientôt. p.25

Chapitre 5 La famille Pacaud . . . Ses origines . . . . Les sept frères Pacaud . . . . De rudes gaillards. Cette famille Pacaud, qui a été tellement mêlée à la vie de Louis et Joseph LaVergne, mérite à elle seule un chapitre. Elle donna au pays des fils qui devaient se distinguer par leurs talents, leur patriotisme, leur bravoure et même leur originalité; ce qui la rend particulièrement intéressante. Elle sortait de Bordeaux - soit de Bordeaux même ou de la région bordelaise. Là vivait l'ancêtre, Guillaume Pacaud, et son épouse, Marie Beaula (ou Beaulac). On prononçait encore Beaula comme nous disons encore "Languedo" pour désigner la famille Languedoc. Un de leurs fils, Jean, émigra en Acadie où il occupa la position importante de Procureur du Roi, à Louisbourg. Il avait épousé à Québec, le 10 avril 1752, une fille de famille distinguée, Elisabeth, fille de Michel de Chambly, de Cournoyer, et d'Anne de Ponteau, de Louisbourg. En 1757, leur naquit un fils, Jean-Charles-Joseph. En 1742, les sieurs Antoine et Joseph Pacaud, négociants de La Rochelle, sans aucun doute frère et oncle de Jean-Charles-Joseph, avaient obtenu le privilège exclusif pour neuf années, de tuer vaches et loups marins aux Iles de la Madeleine, en remplacement, du sieur Harauder Pontil, décédé. Peut-être était-ce là une des raisons de l'arrivée de Jean Pacaud qui venait surveiller les intérêts de la famille? Et Charles-Joseph, quitta-t-il l'Acadie pour la Nouvelle-France avant ou après le "grand dérangement" ? Nous l'ignorons, et nous ne pouvons faire de recherches â ce sujet. Du reste, c'est incidem-ment que nous avons abordé cette question de l'ascendance de la famille Pacaud. Seuls les Pacaud du XIXe siècle intéressent particulièrement la famille LaVergne. p.26

Une chose est certaine: Charles-Joseph eut un fils, Joseph. Est-il né à Québec, ou à Louisbourg? On sait en tout cas qu'il mourut du "choléra morbus"le 3 novembre 1834, âgé de 48 ans. Il avait épousé Angélique Braun, née à Québec le 19 octobre 1786. Elle décéda à Nicolet le 25 août 1864. Elle avait donné naissance à de nombreux enfants. Nous ne retiendrons que les garçons. Ses deux premiers enfants naquirent à Québec; Joseph-Narcisse, le 30 janvier 1816 et décédé à Arthabaska le 4 mai 1886; Philippe-Napoléon, né le 22 janvier 1812 et inhumé à Saint-Norbert d'Arthabaska. Tous les autres enfants naquirent à Batiscan: Charles-Adrien le 14 juil-let 1813, inhumé à Arthabaska; Louis-Edouard le 20 janvier 1815, inhumé à Arthbaska; Georges-Jérémie décédé â Princeville et inhumé au Mount-Royal Cemetery; Louise-Adélaide, épouse de Georges-Guillaume Barthe, historien et ancien député, inhumés tous les deux à Arthabaska; Théophile-Hector, 1821-1865, inhumé à Nicolet. J'en passe . . . . Comme on peut en juger, cette famille Pacaud était alliée, à l'aurore du XIXe siècle, aux familles les plus en vue du pays: Barthe, Mondelet, Lacoste, Turcotte, LaVergne et bien d'autres. Inutile de dire que dans cette famille distinguée, où grandissaient sept garçons intelligents et ambitieux, on respirait à pleins poumons les idées nouvelles qui arrivaient de France. Livres et pamphlets en assuraient l'importation avec l'amour de la liberté. L'Insurrection de 1837 fut pour cette jeunesse courageuse l'occasion de prendre une part active au combat, au péril de leur vie, afin de faire triompher cette liberté étouffée depuis la cession du Canada par une bureaucratie anglaise aussi sectaire que tâtillonne. Louis-Olivier David et Louis Fréchette nous parlent dans leurs écrits des gestes héroiques et palpitant d' intérêt de ces frères Pacaud. Quelle riche matière pour un écrivain que l'histoire de cette famille nombreuse ! Espérons qu'un jour un de leurs arrière-neveux racontera leur vie mouve-mentée. Tous, sans exception, étaient des gaillards peu ordinaires qui ne méritent pas l'oubli. Ah: comme nous eussions dû mettre en lumière cette partie de leur existence, p.27

la plus noble, la plus digne d'intérêt; celle de leur vail-lante jeunesse: Mais tel n'est pas notre propos. Les Pacaud n'arrivent sous notre plume qu'incidemment; ils ont été trop mêlés à la vie des LaVergne pour qu'on n'en parlât pas. Disons tout de suite que, la tourmente une fois passée, cinq des frères Pacaud vinrent s'établir dans les Bois-Francs: Louis-Edouard et Hector se fixèrent au chef-lieu, Arthabaskaville; Georges-Jérémie et Charles-Adrien à Princeville; Philippe-Napoléon ouvrit son étude de notaire à Saint-Norbert d'Arthabaska. Ils arrivèrent tous les cinq, dans ces Bois-Francs encore pays de colonisation, avec leurs idées, leur crânerie, au milieu d'une population formée en majorité de colons pauvres et ignorants, mais qu'un cou-rage tenace, quotidien, égalait bien à la longue à l'héro-isme passager des champs de bataille. Ces idées libéra-les, leur zèle à les répandre, firent vite opposition aux idées en cours. Ils furent très tôt pris en grippe par un clergé conservateur, plus ou moins instruit et cultivé - si on le compare â celui d'aujourd'hui - qui était davantage habitué à conduire des moutons qu'à combattre des lions? Dans un tel milieu, les Pacaud devinrent vite des mécré-ants qui ne craignaient ni Dieu ni diable. On les sur-nomma, selon l'angle sous lequel on les regardait, "les sept péchés capitaux" ou "les sept plaies d'Egypte". Les quelques bureaucrates du temps ne contribuèrent pas peu à leur faire cette fichue réputation. En revanche, les patriotes Pacaud avaient pour ces ronds-de-cuir le plus profond mépris. Quelles merveilleuses cibles, par sur-croît, pour leur moqueries. On ne pouvait pardonner aux Pacaud ni leur franc-parler, ni l'auréole que leur valaient les heures sombres de notre histoire. Eux qui n'avaient craint les balles anglaises ni a Saint-Charles ni a Saint-Denis sur Richelieu, devaient recevoir chacun leur part de remontrances de leur curé. Le notaire Philippe-Napoléon Pacaud de Saint-Norbert d'Arthabaska, qui avait été condamné à mort par le gouvernement anglais, se contentait d'exprimer librement ses opinions politiques; mais, par reconnaissance pour le p.28

clergé tout entier, il ne bronchait pas devant les foudres curiales. Il était trop intelligent pour ne savoir distinguer parmi les hommes de Dieu les patriotes et les politiciens. Disons donc, pour ce qui le concerne, qu'une fois la ba-taille perdue, il fut comme les autres patriotes pourchas-sés par les soudards anglais: il prit la route glacée par de fortes gelées, un peleton de soldats à ses trousses. Une inspiration le sauva: il cassa un peu de la. croûte qui re-couvrait un fossé, se glissa là-dessous et attendit que le danger se fut éloigné. Puis il reprit son chemin en sens inverse, vers Saint-Hyacinthe, où il frappa à la porte du séminaire de cette ville. Le supérieur, patriote, le reçut à bras ouverts, tandis que des espions veillaient autour de la maison de son beau-frère, le notaire Boucher de la Bruyère, lui-même fort mal vu des autorités. Le supé-rieur lui fit endosser tout de suite une soutane et ce fut dans cette livrée surprenante pour un homme de sa trempe qu'il attendit la fin de l'orage, l'amnistie générale. Son frère, Charles -Adrien, athlète d'une force surprenante et mesurant plus de six pieds, comme son frère Philippe fut obligé de fuir. Assez heureux pour atteindre les Bois-Francs, il vécut dans les érablières près des colons les plus éloignés de Princeville, qui le ravitaillèrent jusqu'à ce qu'il put sortir librement. Un jour il y eut une alerte: un de ces traîtres comme il s'en trouve partout, un huissier, vint pour l'arrêter. Il fut reçu à coups de fusil. Il retraita plus vite qu'il n'était venu. Plusieurs années après, Charles Pacaud rencontra par hasard cet homme dans un hôtel. Il le vit s'avancer vers lui la main tendue, la parole mielleuse. Le patriote, indigné de tant de bassesse, lui dit, mettant vivement sa main derrière son dos: "Tu oses tendre ta main criminel-le à un honnête homme'. Remercie Dieu que ta lâcheté, égale â ton amour de l'argent, t'ait fait fuir devant mon fusil. Tu pourrirais aujourd'hui dans une érablière des Bois-Francs." Et il lui tourna le dos avec tous ceux qui furent présents à cette scène. Lui-même nous raconta cet autre incident de sa vie. Au cours de l'Insurrection de 1837, Louis-Joseph Papineau, bien qu'il eut fortement déconseillé l'appel aux p.29

armes, f aisait feu sur les patriotes. Avant la désastreuse bataille de Saint-Charles, ses partisans qui Il entouraient le supplièrent de ne pas s'exposer, assurant que sa vie leur était beaucoup plus indispensable que le coup de fusil qu' il pourrait donner pour la cause. C' est alors que devant l'entêtement du chef, Charles-Adrien Pacaud sortit son pistolet et lui promit que s'il ne partait pas pour un lieu sûr, çâ ne serait pas une balle anglaise qui le tuerait, mais la sienne. Ce geste impulsif empêcha Papineau d'être tué sur le champ de bataille, ou tout au moins d'être pendu comme Cardinal ou DeLorimier. Charles Pacaud n'en fut pas moins, cette insur-rection liquidée, le plus pondéré des Pacaud. Il avait épousé, en 1835, Célina Boucher de la Bruyère. Il mourut à Arthabaska, le premier janvier 1899, à l'âge de 85 ans. Il avait reçu, à la maison de Joseph Pacaud à Batiscan, son instruction du colonel Livernois, ancien soldat de Napoléon, qui lui avait inculqué le goût des armes. Charles se fixa à Princeville en 1853, puis â Saint-Norbert d'Arthabaska près de son frère, le notaire Philippe Pacaud. Il fut, avec son beau-frère, le notaire Boucher de la Bruyère, et Lucien Archambeault, un des fondateurs de cette Banque canadienne de Saint-Hyacinthe dont le but hardi et prudent était de financer l'insurrection. A l'occasion de ses noces de diamant célébrées, lors d'un grand dîner, chez mon oncle Joseph LaVergne, Louis Fréchette lut cette pièce de vers en son honneur, pièce charmante et probablement inédite: Oh: mes chers vieux amis à l'époque trop brève, Et pour moi disparue, hélas: depuis longtemps, Où l'on voyait devant soi l'avenir qui se lève Comme un soleil joyeux sur l'azur du printemps; p.30

Quand j'étais jeune enfin, j'avais fait ce deux rêve. D'une existence entière - Oui, de tous les instants: Dans la naïveté des amours de vingt ans. Je ne réclame point. La vie est bonne mère; Elle mit sur ma route, en brisant ma chimère Une assez large part de bonheur en retour; Mais sans trouver en rien la destinée injuste, Je salue votre vieillesse auguste Qui sut réaliser mon beau rêve d'un jour. Louis-Edouard Pacaud était avocat à Arthabaska. Il était le plus nerveux, le plus exubérant et, disons-le, le plus cultivé des sept frères Pacaud. Il avait la verve qu'exigeait de lui sa profession; aussi réagissait-il avec vivacité lorsqu'on l'attaquait. Comme ses frères, il devait supporter un curé qui ne le comprenait pas? Philippe -Hypolite Suzor. Cet ecclésiastique, politicien dans l'âme, abusait, pour des fins politiques, de la chaire, traitant de questions libres qui, par conséquent, n'avaient rien à voir avec la religion. Quand arrivait le sermon, ses fidèles riaient sous cape, n'ignorant pas ce qui suivrait . , . Après la grand'messe en effet, ils se massaient bien vite au pied de la tribune paroissiale au coin du "perron de la messe". Le crieur public, craignant les quolibets de ses auditeurs qui n'aimaient point attendre, menait tambour battant les enchères pour les âmes: volailles, cochons de lait trouvaient rapidement preneurs. A peine le bonhomme était-il descendu de son piédestal que Louis-Edouard Pacaud lui succédait. Comme son frère, Georges-Jérémie, Louis-Edouard était petit, imberbe, portait lunettes, s'habillait d'une redingote noire et arborait fièrement un chapeau haut-de-forme que nos gens appellent "tuyau" ou "chapeau de castor". Après avoir dit un joyeux et retentissant "Bonjour mes amis": le notaire déposait son couvre-chef à ses pieds, relevait ses besicles sur son front et, le livre de prières en main, commençait à répondre à son curé, point par point, sans faire de personnalité, évidemment , . . . Y eut-il jamais pour le parti libéral un plus bouillant défenseur? Louis-Edouard plaiderait un jour la cause de son parti au Conseil législatif avec, sans doute, plus de calme et de pondération, et devant des auditeurs plus dignes de son talent, mais jamais devant des gens plus dévoués, ni plus sympathiques que ceux qui l'écoutaient après la, grand'messe p.31

d'Arthabaska. Car il savait parler à ses campagnards et leur conter des anecdotes qu'il agrémentait de plaisan-teries hilarantes. On se gardait bien de l'applaudir: le curé regardait la scène de la fenêtre de son presbytère. Edouard Pacaud connaissait parfaitement son monde - prêtre et auditeurs; il savait aussi qu'il y a plus d'une manière de marquer son approbation. A chaque remarque spirituelle, à chaque allusion comique, on s'esclaffait, on riait deux fois plus fort qu'en temps ordinaire. Telle était pour ces braves gens la façon de protester, car nul n'ignorait que répondre â son curé publiquement exigeait qu'on eût autant de courage que sur la champ de bataille. Il fallait avoir été un ancien combattant pour entrer en lice avec son pasteur. Le clergé canadien a toujours été passionné par la politique, et quelle politique: . . . Mais, Dieu merci, l'époque de ces luttes stériles entre curé et fidèles est presque révolue. Le tempérament français garde toujours dans son tréfond - depuis les fabliaux - un arrière-goût d'anti-cléricalisme. Il est individualiste, aime la liberté, déteste d'être gouverné rudement, hier comme aujourd'hui, et encore moins, injustement. Et il pense que son clergé a des tâches plus exaltantes à accomplir que de s'occuper de ces questions qui ne font pas avancer le royaume de Dieu. Georges-Jérémie Pacaud, longtemps voisin de Louis LaVergne, était un tout autre genre d'homme. C'est lui qui fit renverser la coupe et contribua, plus que tous ses frères, à ternir le nom des Pacaud. Cette fois il y eut scandale, non seulement dans les Bois-Francs, mais chez tous les catholiques du pays. Voilà comment cela arriva. Depuis de nombreuses années, la vie à la campagne devenait pénible pour Georges-Jérémie Pacaud. Le dimanche lui était particulièrement à charge. La marotte de son curé était d'attaquer les libéraux, comme il y en a d'autres qui ne peuvent que tonner ni trop fort ni trop longtemps contre la mode du jour. Il est plus facile d'improviser sur de tels sujets que de préparer un sermon p.32

où la théologie entre en cause. Comme tous les Pacaud, Georges-Jérémie n'avait pas le tempérament à garder sous cloche des opinions libres; mais il n'avait ni l'exubérance de son frère Edouard, ni sa facilité de parole, ni le public bon enfant et sympathique d'Artha-baska. Qui l'eût cru, le Concile du Vatican fut sa pierre d'achoppement, et une femme, la sienne, fit renverser la coupe trouvée trop amère à boire depuis longtemps. On sait que le Concile du Vatican définit, après de longues discussions, le dogme de l'infaillibilité pontificale. Toute une école internationale s'y opposait. En France, l'évêque d'Orléans en était le chef. Les journaux et les pamphlets de ce temps apportaient au Canada le bruit de cette op-position. Beau sujet pour tenir tête à son curé, lequel proclamait avec vigueur, sinon avec éloquence, un dogme qui était encore à définir. A Princeville, les anathèmes pleuvaient avant l'heure sur ce paroissien qui voulait prendre sa petite part dans cette grave discussion théologique. Esprit caustique, Pacaud n'avait que des railleries pour répondre à son curé, et son auditoire était des plus restreints. Tout se serait apaisé à la longue s'il n'y avait eu l'éter-nelle Eve pour faire trébucher l'éternel Adam. Madame Pacaud était la fille du juge Mondelet. Le portrait de ce dernier figure dans la belle gravure représentant tous les juges ayant présidé la Cour qui décida l'abolition de la tenure seigneuriale en 1854. Ce juge distingué avait épousé une Anglaise convertie; c'est dire qu'elle avait dans les veines un sang encore chargé d'atavisme hérétique et de ténacité anglo-saxonne. Plus encore que son mari, Madame Pacaud n'en voulait pas de cette infaillibilité, et moins encore chez son curé que chez le Pape. Elle trouvait prétexte, avec toutes les parois-siennes qu'elle rencontrait, pour expliquer à sa façon ce qu'elle lisait dans les revues françaises reçues à la maison; tant et si bien que le curé de Saint-Eusèbe de Stanfold crut de son devoir, un jour de confession, de l'éclairer sur cette grave question théologique. Mal lui en prit. Il se passa alors, à la. sacristie, où étaient groupées de nombreuses pénitentes, une scène qui eut été cocasse si elle n'avait eu de si graves conséquences. p.33

Quand son tour fut venu de se confesser, le curé rappela rudement à Mme Pacaud que les Pères du Concile pouvaient se passer de ses opinions sur la ques-tion, et encore plus le Saint-Esprit, qui souffle où il veut. Femme du monde, orgueilleuse par nature, et blessée par les railleries que cet homme fruste lui adres-sait à haute voix, elle répondit du tac au tac. Les dévotes présentes se voilèrent la face. Le curé, très vif, sortit de ses gonds. Mme Pacaud, de son côté, perdit le contrôle de ses nerfs. La scène devint orageuse, ri-dicule; l'un et l'autre péchant manifestement par manque de jugement et de bonnes manières. L'absolution fut évidemment refusée à la pénitente qui sortit en coup de vent du confessionnal, pleurant de rage sous l'insulte. Ce fut la fin de la lutte entre la tasse de porcelaine et le pot de grès! . . . . D'un commun accord, les époux désabusés profitèrent de l'occasion, peu de temps après la définition du dogme nouveau, pour passer à une secte anglicane, masquant ainsi leur anti-cléricalisme aigu. Ce fut un scandale énorme dans le pays. La presse anglo-protes-tante, étant donné le rang social qu'occupaient les Pacaud, fit grand tapage autour de l'affaire. Ce drame a coûté à la race canadienne -française la perte d'une famille entière. Pour elle, comme pour toutes celles qui apostasient la religion catholique, la langue française est la seule perdante. L'Église, certes, en a vu d'autres! Les Pacaud de Princeville se comportèrent aussitôt en hérétiques. Le français fut banni du foyer; les enfants encore jeunes eurent des institutrices et des bonnes anglaises protestantes. Seule, une de leur petite fille eut le bonheur de mourir dans la foi de ses pères avant cette pénible histoire. Elle repose dans le vieux cimetière catholique; vous chercheriez en vain son souvenir dans le nouveau . . . . . Une légende grandit vite concernant la maison des apostats: on en fit une demeure hantée, du moins sembla-t'on y croire, la montrant aux visiteurs de pas- p.34

sage dans la localité. Le soir, disait-on, le diable l'habitait. On y entendait des bruits de chaînes traînées sur le plancher du grenier. Cela n'empêchait nullement la petite société d'Arthabaskaville de venir, en bande, danser chez les Pacaud. A l'heure fatidique, il faut bien l'avouer, on n'entendait que le bruit des bouchons de champagne sauter joyeusement, mêlé à la musique des valses. Chose curieuse, une fois en dehors de l'Église, M, et Mme Pacaud ne parlèrent plus de religion et ces-sèrent de critiquer le curé. Ce dernier rentra en lui-même et fut plus charitable pour les opinions politiques de chacun: ces intempérances de langage avaient coûté trop cher. Le couple vécut à l'écart, ne recevant que des amis anglais de Montréal, de Québec et d'Arthabaska. Il ne faut pas s'étonner que cette apostasie ait éclaboussé le nom de tous les Pacaud des Bois-Francs. Le notaire Philippe-Napoléon Pacaud, son frère, racontait ce petit fait qui le prouve bien. Chaque printemps, il entreprenait une tournée pour visiter les colons à qui ses frères, à leurs risques, avaient prêté de l'argent, pour constater sur place où ils en étaient avec leur défrichement. C'était alors une excursion longue et pénible dans les "hauts" d'Arthabaska et de Chester. Le trajet se faisait en barouche. Ce véhicule était fabriqué de trois planches posées sur les essieux; un siège des plus primitifs complétait l'ensemble. Il n'y avait rien de plus solide pour affronter, par monts et par vaux, les terribles chemins de ce temps-là, où les "crans" coupaient à tout moment la route cahoteuse que chaque averse rendait boueuse. Le notaire Pacaud ne voyageait donc pas en touriste. Or un jour, après avoir été cahoté ainsi des heures durant, moulu, fourbu, il s'arrêta, histoire de souffler un peu avant le retour, chez un de ses emprun-teurs. Ce pauvre colon habitait là une cabane en rondins. L'intérieure de la maisonnette (et il en allait ainsi de chacune des habitations des colons, bâtie sur le même modèle), ne valait guère mieux que l'extérieur. Un poêle en formait l'un des principaux ornements. p.35

On y voyait aussi une table en bois blanc, quel-ques chaises de fabrication domestique, une armoire et enfin une berceuse "nationale". Dans un coin se dres-sait le lit, caché par une cotonnade à "ramages", seule note claire dans cette humble pièce. Les murs étaient constitués de grosses billes de bois, habillées de leur écorce rugueuse et brunâtre. Elles étaient reliées unes aux autres par une couche grise de grossier mortier. Cela en rompait la monotonie. Ainsi ces rustiques cloisons se trouvaient-elles à l'abri de l'eau, de la chaleur et du froid. Une femme simplement vêtue le reçut, avec son enfant dans les bras. Tout en lui exprimant ses regrets, elle lui dit que son mari était encore au bois, à faire son défrichement. "Mais, ajouta-t-elle, donnez-vous quand même la peine d'entrer et de vous reposer un peu." Sans se nommer, Monsieur Pacaud lui répondit qu'il ne pouvait attendre son mari mais que, voyageant depuis le matin, il ne serait pas fâché de casser une croûte et de boire un verre de lait. Sa pauvre hôtesse sortit alors de son armoire un bol contenant un délayage d'une couleur verdâtre et, le lui montrant: "Je peux vous faire cuire des galettes de sarrasin", dit-elle, Puis elle enchaîna, riant: "Regardez cette pâte, c'est du Pacaud. " Ces colons n'avaient rien trouvé de mieux, voulant extérioriser leur réprobation pour l'apostasie de l'un des leurs, que de donner le nom de Pacaud à la dernière des céréales, la plus pauvre, et qui symbolisait le plus parfaitement leur misère. L'apostat Georges Pacaud eut, nous a-t-on dit, une fin pénible. A l'heure de sa mort il demanda à son fils, Georges -Washington, d'aller chercher le curé. Ce fils, protestant fanatique, s'y refusa et interdit au prêtre l'entrée de la maison. Le moribond fit alors une telle scène de désespoir que la garde-malade, huguenote elle-même, témoin de la chose, ne tarda guère à se convertir au catholicisme, disant: "Une religion qui donne tant de regrets à celui qui l'a reniée doit être la bonne." Quant à Mme Pacaud, elle reçut, lors de sa dernière maladie, la visite de son petit-neveu, l'abbé p.36

Edouard Pacaud. Elle était si bien gardée par sa fille, Mrs. Wanham, qu'il ne pouvait lui parler de religion. Néanmoins, son cerbère ayant dû s'absenter un moment, l'abbé en profita pour dire à la moribonde: "Ma tante, voulez-vous revenir à la religion catholique? Regrettez vos péchés, je vais vous donner l'absolution." Mme Pacaud lui dit un "Oui" si vibrant et si rempli d'espoir que le prêtre prononça aussitôt la formule sacramentelle. Les enfants Pacaud n'en surent jamais rien. Les deux époux furent inhumés dans le cimetière protestant de Montréal. Cette même Mme Pacaud dînait un jour a Artha-baska chez son neveu, M. Augusta Pacaud, avocat à Saint-Joseph de Beauce, bon causeur et exubérant, un vrai Pacaud. Il s'y passa alors un incident qui me frappa, bien qu'encore jeune. Monsieur Pacaud avait, pour un Pacaud, deux singularités qui le distinguaient de la famille: il était à la fois suffisamment dévot et conserva-teur. Il n'en fallait pas davantage pour que le curé lui décernât le titre d'hypocrite. . . . Toujours est-il que le dîner suivait joyeusement son cours lorsque soudain, je ne me rappelle plus pourquoi, il fut question du ciel. Mme Pacaud, pensant sans doute â l'axiome bien connu: "Hors de l'Église, point de salut", - cette Église qu'elle avait reniée - s'exclama, rieuse: "Et moi, ou irai-je? -- Ma tante, vous ne verrez pas ce ciel, parce que vous abusez des grâces de Dieu, " répondit sérieusement M. Pacaud. Cet impair tomba comme une vague de froid. Heureusement que ma belle-mère, femme du monde, eut un mot taquin et spirituel qui, le bon vin aidant, ranima chez les convives le soleil de la gaieté . . . Quoi qu'il en soit, nous espérons que l'absolution du neveu, dérobée à ce chien de garde de l'hérésie, valut à cette vieille dame, comme au bon larron, la joie du paradis. Il n'y a plus de Pacaud dans les Bois-Francs, mais on en Parle encore chez le peuple, et leur légende vit toujours, La famille Pacaud a fait beaucoup pour le développement des Bois-Francs, pour les cantons de Stan-fold et d'Arthabaska en particulier. Elle n'a pas semé en vain dans ce milieu arriéré et hostile aux idées de progrès et de liberté. Aujourd'hui la moisson est belle; chacun peut en juger par les hommes qui en sont sortis. p.37

Chapitre 6 L'arrivée de Louis-David LaVergne et de Marie-Geneviève de Lagrave à Princeville . . .
Les principaux citoyens en 1872 . . . . .
Laurier, réunions mondaines . .
Les Laurier, Pacaud, LaVergne, Frechette, Barthe, Cannon . . . .
Mort de Louis-David LaVergne.
Voilà donc le jeune notaire Louis La Verpe possesseur d'une bonne maison. Bien sûr l'hypothèque projetait là-dessus une ombre inquiétante. N'importe; il était quand même propriétaire et, à cet âge, comme on est heureux de l'être: Ce coeur généreux, qui devait battre si fort pour les siens sa longue vie durant, se réjouissait à la pensée de leur venir en aide. Il évoquait ses parents qui, pour l'heure, logeaient seuls dans leur grande demeure de Sainte-Anne -de-la-Pocatiêre. Son père surtout le préoccupait, car il connaissait une vieil-lesse prématurée et sa santé inquiétait sérieusement son entourage. A peine le contrat était-il signé, que Louis mandait la nouvelle à sa famille. Il mentionnait l'achat de l'immeuble, la décision de Joseph de s'établir dans les Bois-Francs, et donnait, dans les moindres détails, une description de la propriété. Cet enthousiasme ne pouvait que réjouir les vieux parents et l'appel si insist-ant de leur fils les émouvait beaucoup. La réponse fut rapide mais apportait cependant une petite déception: il fallait régler certaines affaires, laisser passer l'hiver... On ne se déracinait pas comme cela. Ces quelques mois sembleront longs à chacun. Enfin, le ler mai 1872 fut pour tous une date mémorable, celle du rassemblement. Louis-David LaVergne arriva à Princeville avec son épouse, Marie-Geneviève de Lagrave. S'ils n'apportaient que peu d'économies, ils amenaient leurs bons vieux meubles qui p.38

sont encore le plaisir de nos yeux. Louis et Joseph LaVergne ne cessaient de chanter leur bonheur. La nou-velle demeure avait repris l'aspect de l'ancienne. Quelle joie de se caser dans les fauteuils de bois patiné, d'en palper le poli en évoquant longuement le Bas-Saint-Laurent, les amis, les connaissances, le Fleuve enfin, qui manquait le plus à chacun: A leur tour, Louis-David et sa femme interrogeaient leurs fils sur cette région, la mentalité des gens, leurs espérances . . . On avait tant et tant à se dire après une absence si prolongée. Le père était satisfait de l'ambition de ses enfants. La mère, de son côté, ne pensait plus qu'à les gâter en leur servant leurs petits plate favoris. Après les heures de bureau, les fils LaVergne ne pouvaient qu'apprécier cet intérieur confortable. Tout y avait pris sa place traditionnelle: les meubles qu'on avait appris à aimer dès l'enfance, les différents objets de famille . . . Outre les grimoires de parchemins concernant les LaVergne, deux reliques leur étaient sacrées: une ancienne peinture de saint Antoine de Padoue et un crucifix d'ivoire, Saint Antoine a toujours été prié dans la famille et Louis, notamment, devait recevoir, par son intercession, une faveur insigne. Quant au crucifix, il évoque toute une époque. Son Christ jauni et patiné par les siècles, est janséniste: les bras sont tendus vers le ciel. Ces objets, avec des grimoires du XIIIe siècle où leur nom revient souvent, avaient été apportés par les LaVergne, du Limousin. Ils ont été préservés, et se sont transmis pieusement de génération en génération jusqu'à ce jour. Si saint Antoine a sa place d'honneur dans la maison des LaVergne, le crucifix, lui, resta constamment le fidèle compagnon qui monta une dernière garde au chevet de tous les La-Vergne sur le point de quitter ce monde pour leur dernier repos. Ah! qu'il nous est cher'. On ne peut le regarder sans émotion. Devant lui ont défilé douze générations de LaVergne canadiens. Il est encore là, sous mes yeux, au moment où je rappelle ce passé, placé sur ce vénérable pupitre de noyer noir aux tiroirs sculptés, où s'agrippent des fruits et des feuilles stylisés. Le salon lui-même avait repris son décor p.39

d'autrefois, soit à Saint-Pierre de Montmagny, soit à Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Je tiens à en fixer, pour la famille, le souvenir. Car c'est pour elle surtout que j'écris. Je tiens à situer mes personnages dans leur am-biance afin de donner plus d'intérêt aux confidences et aux petits récits qui suivront. Dans ce salon trônait depuis toujours, et bien en vue, notre aïeule de France. Comme elle demeure belle dans son cadre aux ors fanés! Elle a l'éclat de la jeunesse. Sa robe largement décolletée fait valoir le galbe de ses épaules. Ah: que cette robe est jolie: Elle a pris, avec les siècles, la teinte des pétales de roses pressées avec amour entre les pages d'un vieux livre. Une rose, justement, vient éclore dans ses che-veux bruns. Avec un "repentir", qui ondule derrière l'oreille et descend se poser mollement sur l'échine, elle en est tout l'ornement. Que de dignité dans l'at- titude de cette "dame à la rose": C'est vraiment une aïeule dont on peut être fier: Sa place, naguère, se situait au-dessus de l'ancienne cheminée. A Prince-ville, pour mettre la toile en valeur, nous avions roulé à ses pieds le canapé au galbe gracieux, comme l'aïeule, et vénérable comme elle. La table ovale, elle aussi sculptée de feuilles de vigne et de grappes de raisins, occupait de nouveau le centre de la pièce. L'imposante bibliothèque d'acajou, que décoraient des fleurs et des fruits exotiques amoureusement burinés, continuait de donner asile aux livres de jadis. Tel était cet ensemble que composaient nos chers vieux meubles jalousement conservés, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Sans doute - c'était la coutume des générations passées - le salon des LaVergne ne s'ouvrait-il que pour la "visite". Les housses, en tout cas, jouèrent â la perfection leur rôle de protecteur. Aujourd'hui encore, malgré les ans, chaises et fauteuils montrent allègrement leur soie brochée, épaisse, intacte; on n'en trouve plus de sem-blable sur le marché. Ors et bleus-ciel, aux teintes pa.stellisées, revivent sous l'éclat des lustres archaïques, aux mille cristaux. Hélas! pour combien de temps ? p.40

Actuellement, les chambres closes ne sont plus de mise. L'hygiène prime tout. Malheureusement, le soleil est l'ennemi des soies et des brochés. Égoïstes, nous aimons jouir de ce que nous avons, sans penser à qui nous succédera. Sommes-nous à blâmer? Ces vieilles choses que nous avons héritées du passé, nous voulons leur compagnie constante et, si nous admirons style et formes gracieuses, nous tenons à ce qu'elles servent à notre usage. Ce sont des amies. Nous estimons que le poète a raison de dire: Objets inanimés, avez-vous donc une âme, Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer? Réunis dans leur cercle de famille, les LaVergne reprirent leur vie laborieuse et modeste. Comme plusieurs villages de cette époque-là, Princeville comptait bon nombre de citoyens instruits; les LaVergne ne s'y trouvèrent pas dépaysés. Ils se firent promptement d'agréables relations dont les deux Pacaud, Charles et Jérémie. Le premier avait épousé Célina Boucher de la Bruyère; le second, la fille du juge Mondelet. Résidait aussi à Princeville, Louis-Eusèbe Richard, pionnier de l'endroit, qui avait quitté, dès 1840, Saint-Grégoire de Nicolet pour y établir un humble com-merce qui prospéra avec les années. Grâce â lui, Prince-ville est traversé par la ligne de chemin de fer. Celle-ci, d'après le tracé primitif, devait passer au chef-lieu, Arthabaskaville, et à Saint-Norbert. Plus clairvoyant que les marchands de ces deux endroits qui n'en voulaient pas de peur que cela ne nuise à leurs affaires, Richard réclama cette voie ferrée pour Princeville et vit sa de- mande accordée. Il devint l'un des hommes les plus influents des Bois-Francs. En 1874, il était appelé à siéger au Conseil législatif. L'histoire des Bois-Francs n'avait aucun secret pour lui. Sa conversation était des plus instructives pour les LaVergne. Madame Richard, p.41

Herminie Prince, était la bonté même pour les pauvres colons. Elle mourut à l'hôpital d'Arthabaska, où je l'ai connue. Elle était très courbée par l'âge, mais son esprit demeura vif jusqu'à la fin. Vivait là également Louis-Joseph Gravel, médecin. On l'étiquetterait aujourd'hui "libéral de gauche". Ses amis vantaient beaucoup plus son esprit que ses cures. Ses encouragements et sa gaieté guéris-saient peut-être mieux que ses potions et ses onguents. Le docteur Gravel devait être entraîné par les chefs libéraux et aller exercer son art à Arthabaskaville. Il avait épousé la fille du docteur Bettez de Plessisville, lequel eut la plus longue carrière professionnelle du Québec puisqu'il pratiqua de 1842 à 1907. Sa fille pas-sait pour être très instruite. Elle fut la mère des fonda-teurs de Gravelbourg, Saskatchewan, maintenant siège d'un évêché. Le vieux docteur Pratte avait, de son côté, beaucoup à dire sur l'histoire de ce pays nouveau. Un de ses fils se fit un nom ici dans la fabrication de pianos. Louis Voyer était également un interlocuteur digne d' intérêt; j'en dirai un mot en rappelant mes sou-venirs. Il y avait aussi à Princeville un Écossais. Certes les Écossais n'étaient pas rares en 1872 dans les Bois-Francs, et rien de surprenant de voir tant de rouquins un peu partout dans nos cantons. Notre Ecos-sais local se nommait James Huston. Principal marchand du canton de Stanfold, il passait pour riche. Grand, gros, le visage sanguin, les cheveux et les sourcils roux, il était violent comme le sont, parait-il, tous les roux. Tel est le portrait qu'on nous en fit. Si l'on n'aimait pas notre homme, on le respectait: il était connu à vingt lieues à la ronde. Il vivait sous l'emprise d'une jalousie terrible et maladive. Il apprit, certain jour, lors d'un voyage à Québec, par les racontars d'un imbécile, que sa femme avait rencontré un ami. Pris d'une rage folle, Huston enferma son épouse dans une chambre haute de son p.42

domicile. Ses repas lui étaient servis par un guichet. La mort seule de ce maniaque libéra la malheureuse. Chose inouïe, personne n'intervint jamais pour que cessât le scandale pour le moins aussi grave que la faute supposée. Mme Huston partit vivre â Québec, mais le souvenir de sa réclusion est toujours durable chez les gens de ma génération. Un autre habitant important de Princeville, Théophile Girouard. Son commerce de bois était consi-dérable dans la province . Il possédait plusieurs scieries, entre autres celles de Betsiamis et de Princeville. C'était un fort bel homme. Il voyageait énormément pour ses affaires, même en Europe, chose assez peu fréquente à l'époque. Sa résidence se situait près du village de Princeville, sur la route de Saint-Norbert. Construite en briques, peu éloignée du chemin et de la scierie de la rivière Blanche, elle remplissait les villageois d'admiration. L'on recevait fréquemment chez Mme Théophile Girouard (Alexina Girouard), fille de Charles Pacaud et de Célina Boucher de la Bruyère . Femme du monde et amis de la distraction, sa porte, durant les longues absences de son mari, était largement ouverte. Le whist, ce noble père du bridge, faisait le bonheur des familles bourgeoises de Princeville et d'Arthabaskaville qui se fréquentaient beaucoup. On dansait quelquefois chez Mme Girouard et chez Mme Jérémie Pacaud de Princeville, lorsque la jeunesse y était conviée. Le curé tonnait bien le dimanche suivant, les dévotes chuchotaient une semaine durant, puis tout rentrait dans l'ordre, jusqu'à la prochaine fois. Les deux frères LaVergne n'étaient pas fâchés, dans ces trop rares réunions mondaines, de rencontrer la jeunesse d'Arthabaskaville. Elle arrivait en bande, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres. Les soirs d'été, lorsque pareille réception avait lieu chez Mme Girouard, plus d'un couple enlacé s'échappait, entre deux danses, pour aller jusqu'à la scierie où s'entassaient, près de la rivière, les grosses billes de pin. On s'as-seyait pour entendre le clapotis de l'eau, regarder les étoiles; on se pressait tendrement l'un contre l'autre. Mais ce plaisir ne durait pas longtemps: les chaperons p.43

veillaient au grain et le rappel était prompt. Plus d'une jolie robe garda l'empreinte de cette odorante gomme de pin; et plus d'une jolie fille ne put donner, ce soir-là, à la maman mécontente, la raison d'un tel désastre ves-timentaire. Madame Jérémie Pacaud recevait à son tour, dans sa belle maison de Princeville, laquelle s'y prêtait à la perfection, surtout en été. Son jardin spacieux était entouré d'une haute clôture en planches qui le gardait contre toute indiscrétion des villageois. Ce coin cham-pêtre était alors éclairé par des lanternes chinoises disposées cà et là dans le feuillage. La jeunesse d'Arthabaskaville y était invitée, avec les avocats de Québec et de Montréal appelés à plaider lorsque la Cour y siégeait. Plus d'un baiser s'échangea le long de ces allées sinueuses pour sceller des projets d'avenir. Là, dans ce lieu propice â l'amour, Charles Langelier, futur ministre dans le cabinet d'Honoré Mercier, se vit refuser la main de la très jolie Amélie Du Moulin. Elle lui préféra le jeune et spirituel avocat irlandais John Law-rence Cannon, plus tard lui-même père d'un juge, d'un ministre et d'un prélat romain. Là encore, Joseph LaVergne, futur juge lui aussi de la Cour du Banc de la Reine, dévoila son amour à Émilie Barthe et lui demanda sa main. Cette jeune fille élégante, pleine de vie, cul-tivée, à la conversation brillante, devint une des Cana-diennes les plus en vue au pays. Joseph venait justement de rencontrer Wilfrid Laurier qui lui avait offert de devenir son associé pour remplacer Eugène Crépeau. Ce dernier avait fait part à Laurier de sa décision de passer dans le camp conservateur où, pensait-il, il y avait pour lui plus d'avenir. C'était l'erreur de sa vie, mais pou-vait-il prévoir que Wilfrid Laurier, son associé du moment, serait un jour distributeur de ces titres et honneurs dont il rêvait déjà ? Joseph LaVergne, pour sa part, ne de-mandait que son pain quotidien; Laurier donnait bien davantage: de quoi fonder, dans l'immédiat, un foyer. Soirée inoubliable pour lui et pour tous les invités' C'est aussi ce soir-là que Louis Fréchette lut à la charmante Cordinne Pacaud cette improvisation poèti-que: p.44

Taille gentille, Regard qui brille, Port gracieux; Tête mutine, Bouche divine, Voilà Corinne La perle de ces lieux: Devant son grand oeil qui pétille, Brillant saphir, L'étoile du ciel qui scintille Semble pâlir. Sur son sein, l' éclat de la rose S' évanouit. Devant elle tout front morose S' épanouit. Elle a les accents des mésanges, Et son souris Nous fait toujours rêver aux anges Du paradis Taille gentille, Regard qui brille, Port gracieux; Tête mutine, Bouche divine, Voilà Corinne La perle de ces lieux: Ce ne fut pas la seule des dames de Princeville et d'Arthabaskaville pour qui le futur poète, lauréat de l'Académie française, écrivit de jolis vers. Mais ceux- ci eurent un succès fou, lus dans un tel décor et au milieu de cette belle jeunesse qui promettait tant et qui a tant tenu. Pour Joseph LaVergne, cette soirée décida de son avenir. De retour à la. maison "sur les petites heures", il n'attendit pas le lever du jour pour annoncer p.45

à ses parents la double nouvelle. Celle de son entrée dans l'étude de Wilfrid Laurier fut la bienvenue; celle de ses fiançailles avec Émilie Barthe le fut moins, mais sa joie était si grande qu'il eût été cruel de l'assombrir à cette heure où pointait le soleil. Quelques jours plus tard, la société légale Laurier-LaVergne devenait un fait accompli. Pour cette famille unie, c'était trop beau pour durer. Le soir du 12 février 1875, Louis David LaVergne se leva de table et, comme d'habitude, fit la prière en famille; puis il s'assit dans son fauteuil, alluma sa pipe en attendant ses trois amis: Louis Richard, Charles Pacaud et Louis Voyer, qui s'étaient annoncés pour une partie de whist. Il s'affaissa et mourut sur le coup d'une syncope au coeur. Il fut le premier des LaVergne à dormir dans la bonne terre arable des Bois-Francs. En 1913, lors du bouleversement du cimetière de Prince-ville, ses cendres furent transportées dans le poétique cimetière d'Arthabaska, près de celles de son épouse, qui avaient été exhumées de l'église de Saint-Christophe à cette occasion, pour qu'elles fussent réunies à celles de son mari. p.46

Chapitre 7 Le père de Louis-David LaVergne . . . . Sa mort tragique . . . . L'oncle riche, le seigneur Jean-Baptiste LaVergne . . . . Mariage de Louis-David . . . . . Une date pour la famille. Louis LaVergne resta seul avec sa mère et son frère dans cette maison où l'absent vivait toujours. Que de longues soirées s'écoulèrent à évoquer le passé de cet homme de bien dont l'existence avait été relativement courte, mais si méritoire: Louis-David LaVergne était né en 1810, à Saint-Pierre de la Rivière-du-Sud, comté de Montmagny, du mariage de Augustin LaVergne et de Geneviève Talbot. Cet aïeul connut une fin tragique. Il souffrait de somnam-bulisme et cette dangereuse manie d'agir en dormant lui fut fatale. Depuis sa tendre enfance, Augustin était le désespoir de ses parents, et plus tard de son épouse. Chaque nuit, il se levait et tentait de sortir: ce qui demandait une surveillance attentive de tous les membres de la famille. Sa femme fut obligée trop souvent de partir à sa recherche lorsqu'elle ne se réveillait pas à temps pour l' empêcher de sortir. Or, au printemps de 1819, ses affaires l'obligèrent à se rendre à Québec. Il s'embarque à Berthier-en-Bas, comme avaient coutume de le faire les gens de Saint-Pierre, à bord d'une goélette qui assurait le service de Montmagny à Québec. La nuit venue, au moment où la goélette passait devant l'île d'Orléans, le somnambule se leva, sortit sur le pont, trébucha sur le bastingage puis tomba dans le fleuve. L'obscurité empêcha le sauvetage. Le corps du mal-heureux fut retrouvé à Rimouski deux mois plus tard. Cette mort fit beaucoup de bruit alors, où les nouvelles à sensation étaient plutôt rares. Augustin LaVergne laissait une veuve et quatre enfants. Ce fut un désastre pour la pauvre femme. Quant à Louis-David, il n'hérita que du somnambulisme de son père, mais à un degré moindre, heureusement. p.47

Jean-Baptiste LaVergne, son oncle, l'adopta comme héritier. Il était riche, célibataire, et de plus, seigneur de La Fresnaye, partie de la seigneurie donnée par Louis XIV à la Famille Couillard. C'était trop promettre. Le célibat pesait à Jean-Baptiste. . . pour diverses raisons. Sans doute aussi son curé lui rap- pela-t-il les paroles de saint-Paul: "Si tu ne peux vivre sans pécher, marie-toi". Réflexion faite, il épousa sa cousine Mélanie de Lagrave, de Québec, d'âge canonique. Or l'oncle, un beau matin, après une nuit de jeune homme, tomba paralysé. Sa femme manda aussitôt son notaire, du nom de Lévesque. Celui-ci accourut auprès du moribond, le testament en poche, lequel, malgré la promesse donnée, déshéritait le neveu qui avait pourtant donné à son oncle le meilleur de sa jeunesse. A la lecture de ce papier, un témoin, révolté par cette injus-tice, éleva la voix pour dire au mourant: "Monsieur LaVergne, vous laissez votre neveu dans la misère; pensez à votre promesse. " Le notaire et l'épouse protestèrent contre cette intervention inopportune, mais la conscience du mourant se réveilla. Il consentit, comme le lui conseillait son ami, à laisser à son neveu au moins la terre ancestrale. Pourtant, lecture faite au changement demandé, la portion la plus fertile de la terre en question lui était enlevée. Le témoin revint à la charge. Nouvelles protestations des deux intéres-sés. Cette fois, le moribond se ressaisit: malgré le notaire, qui avait déjà un oeil sur la future veuve, malgré sa femme qui larmoyait de voir lui échapper cette très petite partie de l'héritage, la terre fut laissée au neveu telle quelle. C'était suffisant pour faire vivre une fam ille. La seigneuresse demeurait fort riche: elle gardait la seigneurie, le manoir et son contenu, des mil-liers d'écus sonnants et trébuchants, sans compter l'ar-gent prêté . . . Le notaire, "vieille crasse", selon l'expression de Louis-David, en fut pour ses frais. Il demanda la main de la veuve Mélanie de Lagrave-La - Vergne, qui la lui refusa. Elle avait pris goût aux écus et rentes et préféra épouser Jean-Baptiste Blais, co- p.48

seigneur de Saint-Pierre. Le testament du nouvel oncle n'avantagea pas davantage Louis-David que celui du premier: il n'hérita de rien. Le séminaire de Québec hérita de la seigneurie et quarante mille dollars, une fortune pour l'époque, disparurent dans les coffres de Mère Caouette, supérieure-fondatrice du Précieux-Sang, à Saint-Hyacinthe, dont les stigmates célèbres avaient réchauffé la piété de la tante Mélanie. Celle-ci avait néanmoins posé une condition: que son coeur fût conservé au monastère. Il y était encore il y a une quarantaine d'années, flottant dans un bain d'alcool qu'on trouvait dans une petite armoire de la cave. Le curé Beaubien, de Saint-Pierre, accepta toute l'argenterie de la tante, laquelle argenterie était aussi ancienne que pesante. Ce testament de tante Mélanie fit "jaser", dans le temps, les braves gens du comté de Montmagny. Les liens du sang tenaient encore, à l'époque, fortement unis les membres d'une même famille. Louis et Joseph LaVergne, à Princeville entendirent plus d'une fois leur père soupirer d'avoir perdu cette seigneurie à l'admi-nistration de laquelle il avait donné son travail jusqu'à l'âge de trente-quatre ans. Cette même tante Mélanie avait la rancune tenace. Son vieux père, le notaire de Lagrave, quoique trop âgé pour convoler raisonnablement en justes noces, s'était remarié malgré les remontrances de sa fille. Quand il devint pauvre, elle l'abandonna dans sa vieil-lesse à son triste sort. Sa demi-soeur, Caroline, grâce à son travail de modiste, fit vivre son père et instruire son frère Théodule. J'aurai l'occasion de parler de cette femme de bien, dans cet album de famille. Après la mort de l'oncle Jean-Baptiste, il ne semble pas que les relations entre neveu et tante se soient détériorées. Et c'est Mélanie, sans doute, qui mit la main au mariage de son neveu, lequel était propriétaire (elle n'y était pour rien), d'une terre plantureuse où le blé poussait dru. p.49

A Québec, vivait Françoise Amyot, veuve de François de Lagrave, frère de la seigneuresse. Elle avait une fille âgée de trente-quatre ans. On pouvait la considérer à l'époque comme une vieille fille. La mode, avec ses fards et cosmétiques, ne corrigeait pas encore "des ans l'irréparable outrage. " Geneviève de Lagrave ne risquait sans doute pas de rencontrer le prince char-mant. Heureusement pour elle, la tante veillait encore sur la part d'héritage qui lui avait échappé . . Comment s'y prit-elle? Quand il s'agit de mener à bonne fin une entreprise matrimoniale, la femme connaît plus d'une manigance. Sans aucun doute, elle invita sa nièce au manoir et la traita comme son héritière. A ce moment- là, qui sait si elle n'était pas sincère? Et Louis-David ne l'était pas moins, il faut le croire. Tous deux avaient le même âge; et puis, en somme, Françoise n'était pas si vieille: On la disait même jolie, élancée, avec des traits fins, de grands yeux gris que voilaient de longs cils. Ajoutons-y un port gracieux , . . Bref, du point de vue relations, le mariage fut vraiment réussi. Mais cela représentait un gros risque pour un "habitant" de s'unir à une jeune fille sans dot quoique de la meilleure société, plus habituée à briller dans un salon qu'à mettre la main à la besogne de la ferme. Généralement, ces sortes d'unions sont mal assorties pour maintenir dans une famille le bien ancestral. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver dix ans plus tard. Pourtant après la noce, ce ne fut pas au manoir, comme Louis-David l'avait espéré, qu'il amenait sa fem-me. Si la maison qu'il lui offrait ne portait pas ce titre qui parle encore à l'imagination du peuple, elle était néanmoins d'aussi grandes dimensions. Disons même qu'elle avait meilleure apparence, voir plus de cachet que le manoir de sa tante sur la seigneurie de Jean-Baptiste LaVergne. Ce titre de "manoir", soit dit en passant, a chatouillé l'esprit inventif et fertile de quelques écrivains canadiens-français amateurs de pittoresque. Ils ont, dans leurs pages, fait la part très belle aux manoirs. Philippe-Aubert de Gaspé, en particulier, a beaucoup contribué à nous faire miroiter dans ces édifices, des p.50

châteaux qui n'existaient qu'en Espagne. On connaît la manière dont il a si agréablement décrit, dans ses Anciens Canadiens, son manoir de Saint-Jean -Port -Joli. Qui a visité cette demeure, avant que l'incendie n'y ait accompli ses ravages, a pu constater que l'on se contentait de peu chez les seigneurs d'alors. Et pourtant, ce manoir en question passait pour un des plus remarquables du Bas-Saint-Laurent. La majorité de ces manoirs n'étaient autres, - â l'exception de quelques-uns, tel celui de Montebello, - que des maisons de riches cultivateurs construites sur le même plan que ses voisines, parfois plus longues. Seule une avenue plantée d'arbres - ainsi le voulait la coutume - disait aux passants que cette habitation était un manoir. Bien souvent, le seigneur, en homme pratique,, bâtis sur le bord du chemin public: il fallait penser à la neige et à l'entretien d'une avenue. J'ai visité plusieurs, et des plus représentatifs, de ces édifices. La majorité était en bois avec, à l'intérieur, un revêtement de pin dépourvu de toute nodosité. On nous faisait toujours remarquer ce détail, le comble du luxe d'alors. C'était beau jadis; ce l'est encore. Malheureusement, si ces manoirs sont encore debout, ils n'ont plus d'âme. On les a vidés de ces bons vieux meubles que les écrivains nous dépeignaient à l'envi. Si nous les retrouvions, ce serait une compensa-tion à notre désenchantement. Le manoir de La Fresnaye, qui était une de ces maisons nobles, n'échappait pas à l'exception. Si le neveu ne regretta jamais cette bâtisse, il n'en allait pas ainsi de la seigneurie avec ses cens et rentes et autres privilèges féodaux heureusement abolis, quoique nous demeurant si proches; on a peine à croire qu'ils ont disparu complètement. La maison qu'allait habiter Louis-David était de dimensions semblables à celle qu'il quittait. Elle avait même plus de cachet; elle datait du XVIIIe siècle. Une reproduction ancienne, exécutée avant qu'elle ne soit p.51

démolie, nous en donne une idée. Elle se situait dans un endroit charmant près de la Rivière du Sud, laquelle fait une courbe prononcée au pied du Coteau du Nord. La vue qui s'offrait à vous se bornait à la vallée et au Coteau du Sud. Sur les bords de cette rivière enchantée, le foyer LaVergne coula des jours tranquilles. La terre donnait un bon rendement. La nature leur procurait abondamment ses plaisirs champêtres. Ce premier été fit complètement oublier le vieux Québec. Le mari gâtait sa femme, la mère gâtait sa fille . . . A dire vrai, ce n'était pas encore pour elle la vie d'une femme d'habitant, mais bien plutôt celle d'une citadine en vil-légiature. Elle ressemblait â une nouvelle mariée uniquement préoccupée d'organiser sa maison dans la joie d'embellir sa propriété. Hélas, tout a une fin: Les derniers jours d'août apportèrent avec eux des soirées plus fraîches. Le soleil disparaissait plus tôt derrière le Coteau du Nord. Les heures si douces passées ensemble sur le perron s'espacèrent; il fallut rentrer, allumer la lampe pâlotte, ce qui rendit soudain Mme de Lagrave plus frileuse. Certain soir, autour de la table, elle parla timidement de retourner à Québec. Ce fut le premier gros chagrin de la jeune femme. Heureusement, septembre racheta les journées précédentes avec son atmosphère limpide, son air vivifiant. Les cimes des Laurentides, qui surgissaient derrière l'humble Coteau du Nord, rejetèrent le manteau vaporeux des chaleurs estivales pour dégager plus de lumière. Les bois du domaine se tintèrent de fauve dès l'atteinte des précoces gelées. Un matin, un vent aigre et froid traversa le grand fleuve. Il traînait avec lui une gelée dévastatrice pour les fleurs les plus sensibles des plates-bandes. Cette fois, Mme de Lagrave s'arracha des bras de sa fille. La campagne ne disait plus rien â la Québécoise. "Et puis, ajoutait-elle, il faut se montrer raisonnable." En cela elle avait bien raison! Il est nécessaire de laisser les jeunes ménages régler aux-mêmes leurs problèmes, arrondir de concert les aspérités des amours débutantes. Que de belles-mères, affectueuses et bien intentionnées, ont ainsi gâté la vie du leurs enfants'. p.52

Le premier décembre 1845 fut un beau jour pour les LaVergne; leur premier enfant naissait, et c'était un garçon. Il arrivait sur cette terre durant une terrible tempête de neige qui dura trois jours pleins. Rien ne manqua pour que parents et amis en gardassent le souvenir. En plus de l'épais tapis, un vent violent, un froid intense, une poudrerie abondante composaient une ambiance polaire. Bêtes et gens en étaient immobi-lisés. La jeune mère fut heureuse quand, enfin, elle vit partir son enfant, bien emmailloté, pour l'église Saint-Pierre, où il n'arriva pas sans incident. La neige s'était amoncelée et les deux vigoureux chevaux travail-laient avec peine pour traverser les bancs énormes qu'elle opposait aux voyageurs. Soudain, un effort suprême des chevaux provoque la catastrophe: la car-riole renversa tout doucement marraine et filleul sur la molle couche du chemin. On les réinstalla bien au chaud et, cahin-caha, l'équipage arriva à l'église paroissiale. L'enfant y reçut le prénom de Louis. Le parrain était Prudent LaVergne, son oncle, et la marraine, Françoise Amyot, Veuve de François de Lagrave, de Québec. Cette dernière se promit bien de ne plus refaire semblable voyage en hiver . . . . . La grand-mère oublia, pour une fois, son vieux Québec, ou, bien malgré elle, et décida de passer les fêtes chez sa fille. Elles furent gaies, très gaies même. La petite barrique de rhum des Iles fut largement entamée par les parents et amis. Jamais nouveau chrétien ne fut reçu avec autant d'enthousiasme; jamais jeune maman ne montra autant de bonne volonté pour remplir ses nouvelles obligations. Deux ans après, le 29 octobre 1847, naissait un deuxième garçon, Joseph. Le père était satisfait: sa lignée était bien assise, du moins le croyait-il. Pour sa propre satisfaction, n'était-ce pas là l'essentiel? p.53

Chapitre 8 La réaction de la citadine . . . La tournée hivernale . . . . . . Le cousin Louis-Joseph Papineau et sa femme Julie Bruneau . . . . . Les visites estivales . . . . . Une grande décision. Plusieurs années passèrent, apportant avec elles sur les épaules de Geneviève de Lagrave, le poids de plus en plus lourd de la monotonie. Les enfants, assez grands maintenant, pouvaient être confiés à des mains sûres. Alors, la jeune femme sentit naître en elle un désir ardent de se distraire. Un jour, les fêtes passées, elle décida de sortir de son trou et de faire une tournée dans la famille: cela devait durer plusieurs semaines. La tante Rose était une bonne vieille fille dont, comme toutes les célibataires, on abusait. Elle consentit à prendre les commandes de la maison durant le voyage de sa nièce. Mais au fait, qui était-elle cette tante Rose? Quand nos parents sont de ce monde, on ne les questionne pas assez sur les ancêtres. Une fois disparus, un nom par eux prononcé, un incident raconté, un geste jadis posé, surgissent de notre mémoire. Nous voudrions une date, des précisions, une appellation de lieu ou tel événement s'est passé . . . . Il est trop tard. Ceux qui pouvaient nous renseigner ne sont plus lâ, et on le regrette. Les parents ne parlent pas assez de la famille à leurs enfants, et lorsqu'ils en parlent, les enfants sont souvent distraits. Serait-ce que ces faits et gestes de la petite histoire leur paraissent sans importance? Hélas, ce fut mon cas: J'aurais dû prendre des notes, être plus curieux. Que de fois j'ai, incidemment, entendu le joli nom de cette tante Rose: Comment ai-je pu négliger de me renseigner sur son identité? Je me souviens cependant fort bien qu'elle était la bonté même; mais était-elle une LaVergne ou une Lagrave? p.54

Pourtant, une Lagrave ne se serait pas souciée pour autant de quitter la ville: Mais une chose est certaine: Geneviève LaVergne n'était pas fâchée d'avoir, à la maison de son petit Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud, une "pâte" de cette qualité pour la remplacer et lui permettre de prendre le large vers les cités tentaculaires. Certes, les invitations ne manquaient pas . . . . . A l'époque, chacun recevait avec son coeur. Le service ne posait pas de question; l' impôt sur le revenu n'existait pas, encore moins l'inflation. C'était le bon temps: Louis-David LaVergne était bien outillé pour les longues randonnées hivernales: épaisses fourrures, peaux de buffle, chevaux vigoureux, confortable carriole. Sa femme revêtait un beau manteau de veau marin "seal". Lui, coiffait le traditionnel "capot de chat sauvage", le casque de loutre, et n'omettait pas d'agrafer sa ceinture fléchée. Nous la gardons toujours par devers nous cette ceinture, précieux souvenir. Elle était un ornement combien utile pour serrer l'ample capot à la taille et empêcher l'entrée du vent et du froid. Nos ancêtres étaient avant tout des gens pratiques; et leurs ceintures fléchées ont encore du chic à plus de cent cinquante ans de distance: fin tissage, teinture supérieure, couleurs variées qui ont gardé leur entière fraîcheur. Nous avons conservé également des mitaines de veau marin, qui montaient jusqu'aux coudes. Nos vigoureux aïeux savaient s'habiller selon les exigences du climat. Il y avait bien parmi eux quelques cerveaux brûlés, mais point de cerveaux gelés, comme de nos jours. Il est vrai qu'on n'allait point nu-tête, ni en bas de soie par une température de dix sous zéro. On comptait alors moins d'opérations chirurgicales, moins de sinusites... : Ce long voyage comportait, comme première étage, une courte visite au frère Prudent, à Saint-François. On disait un simple bonjour en passant, on y embarquait commissions et souhaits en faveur des parents et amis, puis on filait à vive allure vers Saint-Thomas(Montmagny). Là, arrêt. Au manoir, la famille de Gua.lbert attendait ses hôtes à bras ouverts. Gualbert, frère de Louis-David, p.55

avait épousé Nathalie Couillard-Dupuis, fille du seigneur de l'endroit. Les LaVergne s'y attardaient trop, au gré de Mme Lagrave. En effet, peu après l'arrivée de sa fille à Montmagny, le courrier de Québec apportait des lettres impatientes de "Madame-Mère", lettres qui gour-mandaient Geneviève. Pourquoi la faisait-elle ainsi languir? Certes, la fille était beaucoup moins pressée que la mère; elle avait résolu de faire un voyage d'agri-ment au long cours et de ne pas brûler les étapes. A elle le chemin des écoliers: . . . . . . Le village de Saint-Thomas de Montmagny d'aujourd'hui était déjà, vers 1850, une place importante comparée à Saint-Pierre. Dans leur manoir, les Couil-lard-Dupuis menaient la vie à grande bride; ils y tenaient table ouverte, et les amis étaient nombreux. Nos voya-geurs ne quittèrent leurs parents qu'après avoir promis solennellement de revenir l'année suivante. Promesse aisée, soyez-en convaincus. A Québec, Mme de Lagrave reprenait ses droits souverains: les invitations pleuvaient, le temps fuyait follement. Un mois entier ne suffisait pas pour épuiser la coupe des plaisirs: visites, tournées des magasins, dîners, soirées . . . . Toutes les amies de la jeune femme s'étaient donné le mot pour récréer cette "Vévette", comme elles l'appelaient encore, qui était allée s'enterrer dans un endroit pareil . . . . . Les parents de Trois-Rivières et de Montréal, mis au courant de la randonnée, écrivaient à leur tour pour dire aux LaVergne qu'ils les attendaient. A Montréal, Monsieur et Madame de Lagrave reçurent leur soeur avec joie. Joseph de Lagrave, négociant, avait un beau cercle d'amis. Là comme à Québec, les heures étaient fébriles. Le mari de Ge- neviève n'en pouvait mais . . . . Il grognait bien un tantinet mais suivait pourtant son épouse -tour tillon. Il ne fut pas fâché quand elle résolut de prendre le chemin de Rouville. Dans cette localité, le nom du vieil oncle Jean-Baptiste de Lagrave était synonyme de vie calme p.56

et paisible. Un vrai rural que cet homme-là. Louis-David se sentit ici chez lui; c'était le vrai reposoir du coeur. Restait à effectuer une dernière étape avant le retour: rendre visite à cousin Louis-Joseph Papineau, seigneur de Petite-Nation, dans son beau manoir de Montebello, un de ces rares manoirs canadiens qui don-nait un peu l'illusion des seigneuriales demeures de France. Aujourd'hui, domaine et manoir portent le nom de "Seignory Club Hotel" et reçoit snobs et richards des environs. L'accueil fait aux LaVergne fut royal. Non pas que Joseph Papineau jouât au grand seigneur. . . . Pourtant, il l'était par son ascendance, son instruc-tion et l'éducation que sa famille lui avait dispensée. Sa femme ne lui était inférieure en aucun point, comme il arrive souvent chez les Canadiens huppés: elle le secondait à la perfection. Elle était la fille de Pierre Bruneau, négociant de Québec et député à la législation du Bas-Canada. Née en 1796, elle était légèrement plus âgée que sa cousine. Elle avait été l'élève des Mères Ursulines de la vieille capitale. Son mariage avec Papineau datait de 1818, alors qu'il était président de la Chambre. Compagne fidèle, Mme Papineau suivit partout son mari dans la bonne comme la mauvaise fortune, en exil, aux États-Unis, en Europe, et revint avec lui au pays lorsque l'autorisation de rentrer lui en fut donnée. Marie-Azélie, une de ses filles, épousa Napoléon Bourassa, artiste et écrivain, qui décéda en 1869. Il était le père de Henri Bourassa, ce Canadien illustre qui avait hérité de l'éloquence de son non moins illustre beau-père et de son amour de la liberté. Mme Papineau mourut le 18 août 1862, à l'âge de 44 ans. Elle laissa dans la famille le souvenir d'une femme distinguée, d'une épouse modèle et d'une mère dévouée. Mais pour l'instant elle était bien vivante, et ses cousins retrouvèrent telle qu'ils l'avaient connue la châtelaine de Montebello: aimable, hospitalière et avisée. p.57

Papineau de son côté, mais cela allait de soi, était un homme qui charmait ses hôtes, même ses parents. On parla beaucoup: on évoqua les souvenirs du passé, notam-ment de cette période agitée qui précéda l'Insurrection. On se souvenait de l'arrêt de Papineau chez les LaVergne à Saint-Pierre, lorsque celui-ci faisait route vers la fameuse assemblée de Saint-Thomas, acclamé, au pas-sage, par les patriotes. Ce séjour à Montebello enthousiasma les LaVergne. Mais Geneviève, fort dévote, on le sait, n'en déplora pas moins qu'un homme célèbre comme Papineau eût des idées si étranges sur la religion et l'Église. Elle soupira bien souvent . . . . . Sa cousine, avant son départ, lui demanda de prier pour la conversion de son mari. Puis on se congratula, on se fit mille promesses, particulièrement celle de se revoir. Mais l'avenir est à Dieu . . . . . Au retour, la besogne sembla plus légère à la jeune épouse. Viennent les idées noires, elle fera des projets pour le prochain voyage hivernal. La tradition s'en était créer; on y avait vraiment pris goût. Hier, comme jadis, on se rendait la politesse. Si les LaVergne voyageaient pendant la mauvaise saison, ils recevaient l'été. La famille, à tour de rôle, ac-courait respirer l'air pur de Saint-Pierre, flâner sous les grands ormes, pêcher l'achigan dans la rivière qui roulait toujours ses eaux noires. Monsieur et Madame Charles de Lagrave amenaient chez leur cousin, leurs fils Henri et Charles. Ils y arrivaient pâlots et malingres mais la tante les mettait vite à son régime. Les garçons, cinquante ans plus tard, parlaient toujours de leurs vacances à la ferme de Saint-Pierre, de leurs pêches miraculeuses, des %ranges, des étables et des remises qui étaient un monde a explorer. . . . . . Et lorsqu'arrivait septembre, Monsieur de Lagrave retrouvait ses enfants grandis, joufflus, rougeaux, tannés par le soleil. p.58

Avec les années, le départ de ses neveux pour le petit séminaire de Québec rendait la tante songeuse. Ses deux garçons devenaient grandets; n'auraient-ils pour tout partage que l'école de Melle Monfette? C'était l'école du rang sud, et il fallait les y mener chaque jour. On se résolut a les envoyer à l'école du village dirigée par Melle Caroline Verreault. Les enfants y étaient pensionnaires, du lundi au samedi. Si bonne fut-elle, leur mère était clairvoyante: elle s'aperçut que ses fils n'étaient plus au niveau de leurs jeunes cousins de Québec et qu'ils devenaient de vrais petits paysans, ce dont elle ne voulait à aucun prix. Élevée à la ville, elle en gardait la nostalgie et évaluait mieux que quiconque les désavantages de cette présente éducation. Le prétexte tombait a pic pour induire son mari à vendre la terre et à se rapprocher d'un collège classique. L'ainé des enfants, Louis, était âgé de douze ans. Le temps pressait de se préoccuper de ses études. Sans attendre que la propriété fut vendue, la mère écrivit à son frère Louis de Lagrave, lui demandant de prendre son garçon chez lui, en attendant mieux. L'acheteur souhaité risquait de se faire attendre . . . . . En septembre 1856, on inscrivit Louis LaVergne, comme externe, chez les Pères Jésuites de la rue Bleury. Le fondateur, le Père Martin, vivait encore. Le préfet des études se nommait Vignon. Dans ce collège, le garçon fut confirmé par le jeune évêque des Prairies de l'Ouest canadien, le célèbre Mgr Alexandre Taché, dont l'existence de missionnaire, mais surtout d'homme politique, fut sujette à des interprétations différentes selon les passions électorales du jour. La mère s'ennuyait plus que jamais à Saint-Pierre, séparée maintenant de ses enfants. Elle talonna son mari. Il fallait vendre à tout prix. L'acquéreur désiré arriva. Une bonne nouvelle peut-être; mais, mâ-tôu dit, un bien mauvais acheteur. p.59

Chapitre 9 La terre ancestrale est vendue. . Regrets cuisants . . . À l'ombre du collège de Messire Painchaud . . . . Joie maternelle mitigée . . . . Un pénible incident . . . . Un notaire, ses huit filles, son clerc . . . . . Départ d'un nouveau notaire pour les Bois-Francs . . . Le coup de foudre . . La génération numéro treize. En 1858, Louis-David LaVergne allait se fixer à Sainte-Anne-de-la-Pocatière et abandonnait la terre ancestrale. Il représentait la onzième génération à l'habiter. Plus d'une fois il en aura la nostalgie et il n'oubliera jamais ses plaines plantureuses, sa grande maison, sa rivière amie dont il connaissait les moindres méandres. En 1858, Sainte-Anne-de-la-Pocatière n'avait que son collège: il ne possédait pas encore ses écoles de haut savoir ni, de ce fait, d'élite intellectuelle. Qui aurait pu croire, à ce moment-là, que Sainte-Anne deviendrait le siège d'un évêché? Louis-David, comme du reste ceux qui y vivent actuellement, n'en regretta que davantage la singulière topographie de cette localité si près du fleuve, et pourtant si loin qu'on n'ait le plaisir d'en contempler l'onde errante. Tous les terrains appartenaient au collège de-puis sa fondation. Ils avaient été baillés, un à un, pour une période de quatre-vingt-dix-neuf ans. Comme il est pitoyable de constater qu'en cette agglomération campagnardes on manque d'air à ce point ! Les maisons se coudoient presque comme dans les villes. La nouvelle demeure des LaVergne avait alors bonne mine: Elle existe toujours avec sa "galerie" à colonnes, son petit jardin fleuri que l'actuel propriétaire entretient de son mieux. Elle est située du côté sud de la p.60

rue principale et peu éloignée de la cathédrale. A peine installée, la mère réalisait son rêve: inscrire les noms de ses deux garçons sur les registres du collège. Elle n'en ferait pas des paysans . . . Très pieuse, l'existence lui parut plus aimable si près de l'église. Le père, par contre, s'avouait qu'il avait vécu ses plus belles années: sa terre resterait son regret permanent. Dès leur arrivée, les LaVergne se sentirent plongés dans une atmosphère hostile. Ce milieu nouveau était, en politique, chez les prêtres du collège en parti-culier, franchement conservateur. Les idées libérales ne plaisaient pas. Pour le moindre détail, les nouveaux venus s'en rendaient compte. Les autorités du collège acceptaient avec peine cette "mauvaise graine" de li-béraux . . . . Qu'une occasion se présentât de l'éjecter, elle serait aussitôt saisie avec empressement. Il ne fallait pas gâter le bon terrain de ce champ collégial. Les libéraux, c'est de l'ivraie: De nos jours, on se fait mal une idée de la mentalité du clergé canadien en ce milieu du XIXe siècle qu'on appelle, à tort, "le bon vieux temps". Les libéraux devaient avoir une foi très chevillée pour accepter sans broncher les avanies qui leur venaient de tous côtés et dans tous les domaines. Les prêtres du collège Sainte-Anne étaient de leur temps. Ils en avaient l'esprit étroit, fanatique qui, trop souvent, du haut de la chaire de vérité, se résumait en cet aphorisme à la mode: le ciel est bleu, l'enfer est rouge; ce qui faisait dire à Louis-David La-Vergne: "Je ne sais si l'enfer est rouge; je vois que le ciel est bleu et l'espoir m'y porte. Mais il y a une chose certaine: il y a un purgatoire et j'y suis pour l'instant. " Ces enfants des libéraux n'étaient ni meilleurs ni pires que ceux des conservateurs. Pourtant, les parents des libéraux savaient que leurs enfants ne devaient pas agir comme des enfants de leur âge. Ils les sermonnaient, mais vivaient dans l'inquiétude per-manente qu'on les renvoyât à la maison pour la moindre peccadille. p.61

Ce qui devait arriver arriva. Un jour, pour une bagatelle, le prétexte parut bon pour sacrifier les deux petits LaVergne. Le supérieur avait particulière-ment une dent contre leur père. Il ne lui pardonnait pas d'avoir essayé, quoique sans succès, de faire rayer de la liste électorale marmitons et cuisiniers du collège qui s'y trouvaient illégalement inscrits. Rancune politique, me direz-vous? Sans aucun doute. A l'époque, la politique était passionnelle et désintéressée: on se battait pour les grands principes, ou du moins ce qu'on croyait être tel. La corruption électorale ne menaçait pas encore nos libertés démocratiques. L'occasion était donc excellente pour se débarrasser de cette mauvaise graine de LaVergne. Par un bel après-midi de septembre, la famille avait reçu des visiteurs inattendus: M. Cyrille de Lagrave et ses deux fils, Henri et Charles. La joie fut grande. L'événement était si rare que les LaVergne, exceptionnellement, avaient décidé de garder leurs enfants à la maison. Mais le lendemain . . . La porte du col-lège leur était fermée. La mère se rendit avec confiance chez le supérieur pour lui expliquer l'absence de la veille. Elle fut très mal reçue. Rien n'y fit: ni larmes, ni supplica- tions. C'est alors qu'eut lieu une scène pénible autant qu'émouvante. Cette mère, qui avait tout sacrifié, même son mari, pour procurer l'instruction classique à ses fils, abdiquant son orgueil et son nom, se jeta au pieds du supérieur - pauvre homme égaré par son fanatisme politique - le suppliant de reprendre ses petits. Devant ce geste d'amour maternel, le prêtre, probablement dans l'admiration, je l'espère pour sa mémoire, se laissa finalement toucher. Il pouvait au moins apprécier combien cette femme faisait cas des études. Ce regrettable incident ne quitta jamais la mémoire des deux fils LaVergne. Un demi-siècle plus tard les deux frères grinçaient toujours des dents en évoquant l'humiliation de leur pauvre mère. Par contre-coup, leur fierté d'être les fils d'une telle femme et leur reconnaissance pour elle restèrent constants dans leur coeur. p.62

Cette génération de prêtes éducateurs, qui n'était certes pas sans grands mérites, est disparue depuis longtemps. Leurs successeurs ont adopté les idées modernes. Et sans doute ne rougissent-ils pas quand ils contemplent dans les corridors de leur établis-sement les portraits célèbres de quelques-unes de ces mauvaises graines de libéraux qui sont maintenant leur gloire. En 1866, Geneviève de Lagrave-Lavergne rêvait d'envoyer à Québec son aîné à peine sorti du col-lège pour qu'il poursuivît ses études universitaires, lui procurant ainsi un milieu où il agrandirait le cercle de ses connaissances utiles et fortifierait les liens familiaux qui s'affaiblissent par l'absence. Mais comment s'y prendre? L'argent manquait, hélas: Elle pensa à sa cousine, Mme Hector Langevin, épouse du ministre des Travaux publics, plus tard Sir Hector. Elle lui écrivit pour lui demander un service: faire nommer son fils dans un bureau du ministère dirigé par son mari, à titre temporaire, pour lui permettre de suivre les cours à l'Université Laval. M. Langevin n'était pas sans con-naître les opinions politiques de la famille LaVergne, mais pour plaire à sa femme, il acquiesça â sa demande à condition de n'en parler à personne avant l'ouverture des cours. La pauvre mère, si ambitieuse pour ses enfants, ne prévoyait pas la malheureuse élection muni-cipale qui eut lieu juste après l'obtention de cette faveur. Louis-David LaVergne savait que la nouvelle constitution fédérative exigerait la tenue d'élections générales tant au fédéral qu'au provincial. Or, dans le comté de Kamouraska, la seule chance pour les libéraux de gagner ces élections était d'obtenir la radiation, sur la liste électorale de Sainte-Anne, des noms de 140 citoyens qui n'avaient pas les qualifications voulues pour voter. Or, les marmitons et domestiques du collège formaient, nous l'avons vu, une bonne partie de ces faux électeurs. Louis-David savait aussi que les libéraux ne comptaient que pour une infime minorité sur cette liste et il prévoyait, de ce fait, que les conservateurs ne se p.63

dérangeraient guère pour voter le jour des élections municipales. C'était la coutume: tous les conseillers conservateurs étaient élus, faute d'adversaires. Il réunit donc les quarante libéraux de Sainte-Anne, et on convint de dresser une liste secrète de candidats libéraux pour lesquels on voterait en bloc au dernier moment. Ainsi dit, ainsi fait. Les six échevins libéraux furent élus, à la consternation de tous, dans le château-fort conservateur. A la première séance du Conseil, Louis David en devenait le secrétaire, et les cent quarante noms se virent rayés de la liste électorale: ce qui fit pencher la balance en faveur des libéraux dans Kamouraska aux élections de 1869, les premières sous la Confédération. Pantaléon-Alphonse Pelletier, plus tard Sir Alphonse, fut élu député fédéral contre Basile-Adolphe Routhier, plus tard Sir Adolphe. Le premier devint par la suite sénateur et président du Sénat; le second, juge en chef de la Cour supérieure. A Québec, Luc Letellier de Saint-Just l'em-porta sur son adversaire l'arpenteur Roy. Petite cause, grand effet: Tout cela pour vous dire que cette pauvre Geneviève, qui pensant plus à ses enfants qu'à la politique, reçut peu après, de sa cousine Mme Langevin, un billet la prévenant qu'elle ne devait pas être surprise si la nomination de son fils à Québec était cancellée. Son mari, malgré sa bonne volonté de lui être agréable, ne pouvait, vu les circonstances, agir autrement . . . . . Toute sa vie, Louis LaVergne se félicita de ce que, grâce à cette heureuse élection municipale, il avait échappé à la tentation de devenir un simple rond-de-cuir. Inutile d'ajouter, pour clore cette histoire, que le nouveau conseil municipal de Sainte-Anne ne survécut pas à son existence légale: les conservateurs reprirent le pouvoir et Louis LaVergne perdit le secrétariat dès la première séance du nouveau Conseil. Une nouvelle liste électorale fut dressée, qui inscrivait de nouveau tous les marmitons et autres serviteurs du collège. Et tout rentra dans l'ordre . . . . ou le désordre, si vous aimez mieux. Le nouvel étudiant en notariat fut donc obligé, au grand déplaisir de sa mère, de faire sa cléricature p.64

à Sainte-Anne, plus tard, il dira en riant: "Ce fut pour moi une cléricature de veuves et de jeunes filles. " Il était logé à bonne enseigne, et il y aurait dans cet ap-prentissage de tabellion, un magnifique sujet d'opérette. Son patron, le notaire François de Guise, tenait son étude dans sa propre demeure. Comme il était père de sept filles, jolies, intelligentes et déjà bonnes à marier, on peut imaginer l'ambiance de cette étude de notaire de campagne peu achalandée. Les loisirs n'y manquaient pas pour Louis qui, du reste, travaillait "gratis pro Deo. " Quelle sympathique maison, et qu'il était agréable à notre clerc d'oeuvrer en si poétique compagnie: Louis fréquentait aussi le salon d'une jeune veuve, Mme Gosselin. On y rencontrait la société des environs et de nombreux amis de Québec. Parmi ces invités, les deux demoiselles Faucher de Saint-Maurice plaisaient à Louis, beaucoup plus que les charmants bouquins que publiaient leurs frères, écrivains spirituels dont on parle encore. En évoquant ces années heureuses, Louis nous disait avec une pointe de regret: "Je n'étais alors qu'un saute-ruisseau; ces jeunes filles se laissaient chacune conter fleurette, mais regardaient ailleurs pour se faire un avenir. " Plus tard, au sommet de sa car-rière, il rencontra un jour à Québec une de ses nombreuses amies d'autrefois qui lui avait refusé sa main. Un fils de seigneur avait eu sa préférence. Pourtant, elle lui dit tout à trac: "Louis, j'ai regretté plus d'une fois d'avoir refusé votre demande en mariage; j'aurais été heureuse avec vous. Mon mari est mort dans l'obscurité après avoir gaspillé sa vie et sa fortune. Avec vous, quelle route magnifique nous aurions parcourue ensemble: " Cette rencontre avait rendu Louis songeur: on n'aime pas une femme sans qu'il vous en reste au fond du coeur quelque chose de doux et de mélancolique. "Mais elle ne pouvait deviner alors, se disait-il, que c'était moi le bon parti. Ne suis-je pas moi-même étonné de ma fortune ? " C'est à la Rivière Ouelle que demeurait Luc Letellier de Saint-Just, futur gouverneur de la province de Québec et ami des LaVergne qui avaient si bien contribué à son élection de 1869. Luc y possédait une p.65

propriété imposante, une maison de style ancien, en pierre des champs. Il était le père de plusieurs grandes et jolies filles. Cette hospitalière demeure attirait for-cément la jeunesse des environs, Louis LaVergne en particulier. Il s'éprit de l'une d'entre elles, mais elle n'eût pas le loisir de lui refuser sa main: le Seigneur l'appela à la vie religieuse chez les Soeurs Grises de Québec. Louis devait la rencontrer un jour dans un hôpital de l'Ouest canadien. Ainsi s'écoulait cette cléricature où l'étude du code le cédait de beaucoup à celle des coeurs et au plaisir du sport. Ajoutons que son frère Joseph était son émule et peut-être son maître en ces matières. Pourtant, les examens approchaient, et il paraissait douteux que Louis pût les réussir. Son père s'en émut et alla de ce pas consulter son frère Prudent, lequel avait parmi ses enfants un fils notaire, Edouard. Prudent accepta de prendre Louis chez lui et Edouard de lui servir de répétiteur. Mais là aussi il y avait quatre aimables cousines . . . Cette fois, l'oncle alerté, promit de monter la garde. Edouard avait la consigne de ne pas laisser Louis d'une semelle. Il lui fallut mordre sérieusement aux manuels de droit. En octobre 1871, le grand jour arriva. Louis partit pour Montréal où siégeait la Chambre des Notaires; les voeux de toute la famille l'accompagnaient. Il n'en restait pas moins inquiet. Les examens, si bien préparés fussent-ils, comportent néanmoins une part de risques.... Mais Louis LaVergne passa le cap avec honneur. Il profita de son séjour à Montréal pour revoir son ancien collège de la rue Bleury et ses professeurs jésuites dont il avait gardé un bon souvenir. Ces prêtres venus de France ne s'occupaient pas de politique; ils avaient une grande largeur d'esprit . . . . dont ils gardent quelque chose encore aujourd'hui. Une fois arrivé à Princeville, nous l'avons vu, Louis retrouvait ce qu'il avait laissé à Sainte-Anne: des p.66

des clans hostiles. D'où la nécessité pour lui de continuer la lutte s'il voulait gagner sa vie. Mais son tempérament aimait la bagarre. C'était, du reste, une mentalité à la mode. Il se jeta dans l'arène de tout coeur. "Pour avoir des amis, disait-il, il faut avoir des ennemis. " Aujourd'hui encore, à la campagne, l'esprit de parti continue d'être néfaste lorsqu'il joue sur des ques-tions vitales pour notre race. Cette mentalité ne retarde que trop l'union si nécessaire aux Canadiens français qui n'ont en somme qu'une véritable ennemie, la bureaucratie anglo-saxonne et sectaire d'Ottawa. Ne continue-t-elle pas d'influencer sournoisement les chefs de partie? Depuis toujours elle travaille à atteindre son but: l'union législa-tive; ce qui courberait sous le joug cette minorité fran-çaise, son cauchemar. Après la mort de Louis-David LaVergne, en 1875, son fils Joseph épousa Émilie Barthe, qui devait tenir une grande place dans la société canadienne de son temps. Elle y brilla, par son bel esprit, héritage de son père, Joseph-Guillaume Barthe, homme politique et écrivain canadien. Wilfrid Laurier délaissait de plus en plus son étude d'avocat pour ne s'occuper que de politique. Joseph LaVergne travaillait alors pour deux à Arthabaskaville. Il s'y fit construire une maison con- fortable aussitôt après son mariage. En 1877, il était le père d'une fille qu'il appela Gabrielle. Le 21 février 1880, naissait Armand LaVergne, qui devait à son tour jouer un rôle politique dans l'histoire de son pays. Louis LaVergne, resté â Princeville avec sa vieille mère, ne voyait plus les jours tant il travaillait. Son étude était maintenant la plus achalandée et devenait l'endroit rêvé qu'avaient choisi ses amis pour parler de politique. Aux secrétariats municipal et scolaire s'ajoutait l'exploitation de "lots" boisés, pour le com-merce de l'écorce de pruche. Une fois l'arbre dépouillé, on le laissait pourrir sur place, car on considérait son bois impropre à l'industrie. Ce n'est qu'au cours des dernières années du siècle qu'on réussit à mettre au point un procédé de fabrication du papier à base de fibre p.67

de bois; ce qui fournit un débouché à notre immense réserve de "bois mou". Mais le temps passait. Louis était maintenant âgé de trente ans et l'amour, après avoir si fréquemment fait battre son coeur, le laissait maintenant en chômage. Sa mère s'en désolait. Or, par un après-midi ensoleillé de mai 1878, Cupidon lança sa flèche d'un étrange façon. Elle pénétra si avant dans son âme qu'il en demeura tout bouleversé. Sur le palier de son étude, Louis contemplait la nature printanière. Les lilas en fleurs embaumaient. Doux moments où l'on se sent heureux de vivre et qui disposent si facilement â la poésie, à l'amour; Une voiture passa lentement dans ce décor. Elle conduisait deux jeunes femmes dont l'une était d'une beauté sans seconde. Frappé d'étonnement, Louis suivit cette vision fugitive. Elle se greffa en son âme et ne le quitta plus. Rentré à la maison, il fit part à sa mère souriante de cet événement troublant. Il ne manqua pas non plus d'en parler â ses amis qui le taquinèrent. Il en parla à ses clients. Enfin, il en parla tant et si bien qu'un de ses interlocuteurs lui déclara tout de bon: "Si cette jeune personne est aussi belle que vous le dites, je ne connais de tel que Mme Henry Hall de Bécancour...... ou alors sa soeur, Melle Eugénie Landry, fille du docteur Elzéar Landry qui habite également ce village. Même si elle n'est pas celle que vous avez en vue, vous ne perdez rien en courant votre chance; mais je vous avertis, les prétendants ne lui manquent pas. " Louis ne fut pas long â courir sa chance: le dimanche suivant, il s'engageait sur la route qui conduit au bonheur, dans une voiture légère dont le vernis luisait au soleil. Son cheval était étrillé avec soin et son harnachement astiqué de près. Cette route qui va de Princeville à Sainte-Angèle de Laval est une des plus monotones du monde. Elle se p.68

déroule au milieu de terres pauvres et sablonneuses jusqu'à Saint-Célestin de Nicolet. Dans ce pays plat ne croissent que de petites épinettes et de malingres bouleaux. Mais l'amour embellit tout; c'est bien connu. Pour Louis, quel joli chemin, quel agréable voyage: L'espoir le portait. Où filait sa voiture, tout était enchantement, même quand les roues s'enfonçaient dans le sable fin ou s'embourbaient dans les sous-bois humides dont la fraîcheur était un nouvel enchantement. En un mot, le soleil ne brillait que pour lui; il était fou d'amour: Le classique coup de foudre des romans roses: Chemin faisant, Louis ne s'inquiétait pas moins de la réception qu'on lui réserverait dans cette famille qui ne le connaissait que de nom. Comment devait-il se présenter? Il se trouva un prétexte plausible: M. Henry Hall lui servirait d'intermédiaire; ne se livrait-il pas lui-même au commerce du bois? Et, d'une pierre deux coups, il pourrait être profitable de lier connaissance avec ce gros négociant qui possédait, à la sortie de Princeville, sa propre "station" de chemin de fer: (Hall Siding). Louis fut fort civilement reçu par les Hall. La beauté de Mme Hall ne l'éblouit pas moins que celle de Melle Landry. Il revint â la maison plus amoureux que jamais. Tous les dimanches qui suivirent, ce fut la même promenade sentimentale, jusqu'au jour de la grande demande . . , qui ne tarda guère. Et le 25 juillet 1878, Louis LaVergne, notaire, épousait Eugénie Landry, fille d'Elzéar Landry, médecin, et de Adélaide Quesnel. Le 16 décembre 1879, lui nais-sait un fils qui reçut au baptême le prénom de Renaud, en souvenir du premier LaVergne canadien. Le parrain du nouveau-né était son grand-père maternel, Elzéar Landry; la marraine, sa grand-mère paternelle, Geneviève de Lagrave. Le 2 décembre 1881, nouvelle naissance, Marie - Louise. Elle devait épouser Albert Malouin, député p.69

fédéral puis juge de la Cour suprême du Canada. Elle était digne de son mari, et elle brilla dans la société de son temps autant par son esprit que par cette beauté remarquable qu'elle avait héritée de sa mère. p.70

DEUXIEME PARTIE Chapitre 1 Le métier et l'écrivain . . .
Les petits enfants LaVergne . . . .
La tante Adèle . . . .
Le jour de l'an à Bécancour . . . .
Derniers souvenirs heureux de Princeville . . . .
Mort d'Eugénie Landry, ma mère.
Cette réflexion d'Abraham Cowley me vient forcément à l'esprit au début de cette seconde partie de mes mémoires: "Dur et charmant sujet que de parler de soi dans ses écrits; que l'on se maltraite, on s'arrache le coeur; que l'on se flatte, on hérisse le lecteur. " Et pourtant, ce n'était pas mon intention de me mettre dans cet album de famille, même au second plan. J'aurais préféré côntinuer mon récit tel que je l'avais commencé. Malheureusement, l'expérience s'acquiert à ses propres dépens, et l'humilité par surcroît. C'est en écrivant que l'on apprend à devenir plus indulgent pour les oeuvres d'autrui, car les plus humbles bouqins représentent une somme de travail insoupçonnée, parce que pour écrire, l'imagination, le talent, la facilité ne sont pas tout: il y a le métier. Et ce métier dit qu' il vous faut un plan de travail. Vous aurez beau avoir des souvenirs, des documents, des archives, si vous ne dressez aucun plan pour classer tous ces matériaux, les présenter dans un ordre logique, fatalement l'obstacle vous attend. C'est ce qui m'arrive parce que je n'ai pas fait de plan. Laissons donc couler un peu à la diable les souvenirs de ma plume. Faudrait-il tout recom-mencer pour éviter de me mettre moi-même en scène? et mettre de l'ordre dans ce fatras de feuillets? Franchement, je n'en ai ni le temps ni le courage. Jeter le tout au panier alors.' Mais en ai-je le droit? Si mal construit que soit ce livre, chacun peut encore y trouver chose utile, parfois agréable, inédite, voire surprenante: une citation d'un bon écrivain, un beau vers jamais lu, quoi encore ? Et qui sait si ce travail ne sera pas un p.71

jour, pour un LaVergne, un point de départ? Il aura là des matériaux tout trouvés pour refaire cet album de famille, le compléter et le rendre digne d'un grand public. La vie de chacun continue la comédie humaine. Tous peuvent y trouver intérêt, expérience et leçon. Et puisque je n'ai pas pu écrire ces souvenirs sans me mettre en cause, faisons donc le grand pas, et rentrons en scène en compagnie de ce père que j'aimais tant, et avec lequel j'ai vécu cinquante années trop courtes, hélas: A l'automne de 1886, je n'avais que six ans lorsque je quittai Princeville. La santé de ma mère devint si précaire que, pour la soulager un peu, ma tante Emilie, épouse de mon oncle Joseph, offrit à mon père de me prendre avec elle à Arthabaskaville. Deux enfants jeunes et turbulents fatiguaient ma mère. Cette difficulté était la première ombre qui obscurcissait le bonheur de notre foyer heureux. Je quittai donc la maison paternelle. Malgré mon jeune âge, je me rappelle parfaitement l'intérieur de cette demeure (qui devait être, un peu plus tard, détruite par un incendie) les scènes intimes, les plaisirs enfantins, les étourderies même, que je n'hésite pas à narrer pour ma satisfaction personnelle. Un jour peut-être, pour tromper mon ennui, je relirai ces pages. Je revois ces pièces où régnait le bonheur, le salon entre autres. Là trônait l'aieul â perruque qui m'en imposait tant. La grande salle à manger com- muniquait avec l'étude de papa. La petite salle à manger où un escalier conduisait a l'étage, le seul dont j'aie souvenance. Je me souviens de l'avoir monté un jour en pleurant. Nous étions à table; je vois encore mon père, dépeçant avec un large couteau d'argent un gros poisson. Au moment où il me servait la sauce, je ten-dis mon bras et pesai bien fort sur la saucière pour en avoir davantage. Ce fut la catastrophe: chacun reçut sa large part de la sauce onctueuse et la nappe fraîche plus que sa part. Mon père se fâcha, et je reçus ma première tape. Je criai à fendre l'âme et pleurai à p.72

m'étouffer. Maman, énervée, me prit par la main et monta avec moi l'escalier. Il est resté à jamais gravé dans ma mémoire: son emplacement, sa longueur, sa raideur . . . c'était sans doute pour me consoler que ma mêre m'emmenait faire cette ascension. Avais-je plus de quatre ans? J'en doute. Cette correction ne fut pas la dernière. J'étais un enfant nerveux et difficile, si j'en juge par un petit incident familial qui survint deux ans plus tard. Nous avions une cuisine d'été, simple addition au corps principal de la maison, petite construction car-rée au toit plat. Le domestique y avait oublié une échelle appuyée à l'un des côtés. En l'apercevant, rien de plus naturel que d'y grimper, â preuve que l'homme descend du singe. Ce serait donc l'atavisme qui porterait les enfants à monter sur les chaises, à grimper aux arbres, où donc encore? Ma petite soeur Marie-Louise, âgée de quatre ans, voulut suivre mon exemple. L'ascension fut un succès. Malheureusement, une fois arrivés à destina-tion, nous aperçûmes une seconde échelle: elle était à demeure, en cas d'incendie, sur le toit de la maison. C'était trop amusant. En route donc vers le pignon. Nous y étions déjà lorsque maman, inquiète, nous aperçut dans cette périlleuse position. Affolée, elle cria au secours. La bonne nous avertit de ne pas bouger. Papa arriva aussitôt sur les lieux accompagnée d'un client qui se trouvait dans son étude. Ce dernier se chargea charitablement des deux petits pleurnicheurs. Je reçus alors ma première fessée. Chose singulière, quand je pense à cette cuisine, je me rappelle mon premier ennui. Je me vois encore, le front appuyé sur la vitre de la fenêtre, regardant tomber la pluie monotone. Le chemin qui conduit à l'étable est boueux; dans une flaque d'eau, un gros canard au col vert patauge, faute d'y pouvoir nager. Il fait pourtant son possible: il s'accroupit, se lève, tend la tête vers le ciel, ouvre et ferme avec bruit ses grandes ailes et semble joyeux de la pluie qui tombe. Je l'envie, je me sens prisonnier, je m'ennuie. p.73

A la maison paternelle, mon père, chez qui parlait l'atavisme, ne gardait pas que des canards, mais aussi des oies. J'avais très peur lorsqu'elles tendaient vers moi leur long cou; je m'enfuyais à vive allure. Le coq d'Inde m'inspirait un grand respect lorsqu'il faisait la roue, la queue en éventail, avec force glouglous amoureux. Coq et poules, par contre, étaient mes amis. Je trouvais bien ce gros coq au plumage royal un peu méchant pour ses pauvres poules, mais il était si beau qu'elles ne semblaient pas lui en vouloir. Outre ces animaux de basse-cour, nous gardions aussi une vache, un cheval et deux chèvres. Ma mère, de santé délicate, buvait du lait de chèvre: on le disait bon pour l'estomac. Ces chèvres furent la joie de notre petite enfance. Le domestique les attelait et la bonne nous promenait. Toute cette ménagerie ne suffisait pas encore aux goûts agrestes de mon père: il avait acheté, près du village de Princeville, un lopin de terre pour y cultiver la betterave. Le gouvernement d'alors, comme celui d'aujourd'hui, encourageait la culture de ce légume, sans offrir de marché pour l'écouler. Mon père, comme tous ceux qui cultivaient la betterave sucrière, perdit son temps et son argent. Ce ne fut pas la dernière fois que les cultivateurs écoutèrent les mauvais conseils des charlatans d'un Ministère de l'Agriculture organisé à la diable. On nom-mait alors une pléthore de conférenciers agricoles qui allaient par les campagnes distribuer de bons conseils, trop souvent étouffés par de mauvais. Ils avaient toujours en poche une marchandise nouvelle à présenter; ils avaient tant de choses à vous offrir qu'on pouvait se demander si ces gens n'étaient pas à la solde de certains gros négociants plutôt que les délégués du gouvernement. Qui ne se rappelle aujourd'hui ces fameux érables à Giguère, lesquels devaient donner une sève plus abondante, un sucre d'un goût plus fin que celui de notre érable à sucre? Il reste encore un peu partout de ces bosquets d'érables à Giguère; on ne s'est pas donné la peine de les abattre. Ces arbres disgracieux ont pourtant coûté très cher; plusieurs cultivateurs y ont perdu leur temps et leur argent. Puis ce fut le fameux ginseng dont les racines, après plusieurs années de p.74

culture difficile, devaient se vendre aux Chinois à un prix fabuleux . . . Cette exploitation de notre classe agri-cole dura jusqu'au jour où le Ministère de l'Agriculture fut organisé d'une façon décente; où les agronomes des comtés succédèrent aux conférenciers agricoles. Quant à mon père, après cet échec il se confina dans l'exercice de sa profession. Dans cette maison de ma petite enfance, il y avait une pièce que je ne puis oublier: la salle â manger. Outre les meubles ordinaires, j'ai gardé souvenance d'une horloge gothique dont le son grave du carillon faisait mon adm iration. C'est au bout de la grande table ovale, assis sur un coussin, que j'écrivis ma première lettre à ma tante de Bécancour: missive peu intelligible que ma tante dut avoir autant de mal à lire que j'en eus pour l'écrire, même avec l'aide de maman. Autrement amusante la scène qui m'enchante encore. C'est le soir après souper; nous sommes assis tous les quatre sur le grand canapé. Mes parents ne savaient que faire pour amuser leurs enfants. Et voilà que papa, au milieu de nos cris de joie, imite après tant d'autres le geste du bon roi Henri N. Je me vois encore bien en croupe sur le dos paternel; maman riait de bon coeur avec nous. Elle nous soutenait, ma soeur et moi, durant notre promenade mouvementée autour de la grande table. Aujourd'hui encore, je ne regarde jamais ce canapé sans revivre une autre scène, bien inquiétante celle-là pour mes parents. Durant les beaux jours d'hiver, quand mon père devait "monter dans le rang" pour affaires, il emmenait avec lui toute sa famille faire un tour de berlot. C'était une sorte de traineau à double siège, très bas mais confortable. Ce véhicule était commun autrefois dans nos campagnes. Comme d'habi-tude, nous nous arrêtâmes chez un cultivateur: était-ce pour nous réchauffer, ou pour acheter des produits de la ferme? Le spectacle qui s'offrit ce jour-là à notre vue m'est resté gravé dans la mémoire: de nombreux enfants qui avaient tous la gorge enveloppée d'une flanelle p.75

rouge. Ma mère sortit précipitamment avec moi; mais il était déjà trop tard, j'avais contracté la terrible ma-ladie. Dans le temps, il n'existait pas de sérum contre la dipthérie. Mon grand-père, le docteur Landry, en médecin prudent, avait donné à mon père un bâton de nitrate de mercure, en lui conseillant: "Garde-le bien; si un jour un de tes enfants avait la dipthérie, tu t'en serviras aussitôt pour lui nettoyer la gorge en attendant le médecin." Ce fut sur ce canapé que se passa la scène. Je n'étais pas facile â convaincre: je ne voulais pas ouvrir la bouche. J'entends encore la grosse voix de son père impatienté et inquiet. Je vois ma mère qui pleurait et me suppliait d'ouvrir la bouche. Rien d'autre de ma part que cris et pleurs. Ouvrir la bouche, jamais: Ma mere, ne sachant plus que faire, alla chercher sa jolie montre en or de Guinée, me la fit briller devant les yeux en disant: "Regarde; si tu veux ouvrir la bouche pour ton papa, comme un petit homme, elle est â toi". Qui le croirait? Même chez le petit enfant que j'étais, l'appât du gain peut avoir raison du plus sot entêtement. J'ouvris la bouche. Mon père n'y alla pas de main morte: il nettoya si bien le foyer d'infection que j'en perdis la moitié de mes amygdales. Je me vois ensuite dans mon petit lit, avec la sensation d'étouffer. Autour de moi, mes parents se penchaient pour me surveiller . . . Et dire que dans l'heureux temps où nous vivons, il y a encore des parents criminels qui négligent de faire vacciner leurs enfants'. Ma mère avait un frère qui demeurait un peu en dehors du village de Princeville: mon oncle Amédée Landry. Nous l'aimions beaucoup ainsi que ma tante Adèle, née Blondin, native de Bécancour. Mon oncle exerçait la profession d'arpenteur géomêtre et, par surcroit, cultivait un lopin de terre. Sa maison était ancienne et grande, coiffée d'un vieux toit à la forme gracieuse qui lui donnait beaucoup de cachet. Elle fut le but de mes premières excursions enfantines durant la belle saison. Ma mère me confiait à la bonne. Nous prenions pour nous y rendre la ligne de chemin de fer, envers et contre tous les règlements connus, parce que c'était le chemin le plus court. Je ne me rappelle pas y être allé par le chemin du roi, si ce n'est en voiture. p.76

La promenade s'effectuait ordinairement sans incident mais il arrivait parfois que ce que je craignais le plus se produisait: le passage d'un train. Nous descendions alors le talus avec une précaution hâtive dès que nous apercevions de loin la fumée noire du monstre qui s'avan-çait à toute allure. Glacé d'effroi, me refugiant bien près de ma gardienne, j'attendais sans mot dire, les yeux fermés, que la locomotive terrifiante, crachant un nuage noir et trainant après elle une longue suite de voitures qui faisaient trembler la terre sous nos pas, fût passée. La bonne avait toujours la précaution de mettre sur les rails des épingles qui, une fois écrasées, présentaient soit la forme de petits ciseaux, soit celle d'un glaive. Nous réservions ces objets comme présents pour nos petites cousines. Après la peur, la joie. Heureux, nous reprenions notre marche vers la maison de mon oncle. Ma tante nous attendait les bras ouverts sur le palier de son perron, au milieu des cris de joie des petites cousines: Virginie, Alphonsine et Marie-Louise. J'étais bien récompensé de la longue marche. Dès mon arrivée, le bocage nous accaparait; pour nos yeux d'enfants, c'était la forêt. Nous l'explorions en tous sens. Nous y découvrions des choses surprenantes, entendions des bruits mystérieux: le saut d'un écureuil qui nous suivait d'arbre en arbre, le lever subit d'un oiseau que nous surprenions sur son nid, caché dans la mousse . . . . Seule la collation pouvait nous faire quitter ces lieux enchanteurs. Aujourd'hui, quand je passe sur cette voie ferrée, ce n'est pas sans mélancolie que je constate qu'il ne reste plus rien de ce qui fut ma joie autrefois. La vieille maison et ses dépendances, démolies; le bosquet que j'aimais tant, coupé pour faire du bois de chauffage. A ces cendres se mêlent celles de tout un passé qui semble si lointain. Seul un bel érable verdoie sur cette colline dénudée oû paissent maintenant des vaches gras-ses. Ma cousine Virginie, compagne de ces expéditions "en forêt", morte encore jeune, était une charmante fille au nom d'idylle, qui continue d'évoquer pour moi l'héroine du bon Bernardin, l'enchanteur de mes jeunes années. L'étude de mon père était une pièce très vaste, p.77



comprenant tout le bas d'une allonge à pignon sur rue. Ce fut là, qu'âgé de cinq ans â peine, je pris ma première leçon d'anglais, de bien folichonne manière. Si je me permets de raconter la chose, c'est plutôt pour noter un état d'esprit qui existe toujours au Canada, parce que la cause qui l'engendra n'est pas disparue. Un des assidus du bureau de mon père était Charles Voyer de Montréal, ancien traducteur de la Chambre des Communes sous l'Union des deux Canadas. Il jouissait en paix dans ce village de sa maigre retraite. Petit homme portant lunettes et perruque rousse, fort instruit, au dire de mon père, il avait une conversation intéressante parce qu'il avait connu tous les hommes politiques de l'époque et particulièrement tous les ronds-de-cuir de la bureau-cratie anglo-saxonne qui lui avaient laissé un cuisant souvenir. Il ne pouvait voir un Anglais, surtout à Princeville où il en venait quelques-uns chez M. Pacaud, sans sentir sourdre toutes ses rancunes. C'est pour exprimer ce sentiment qu'il me dit un jour où j'avais osé mettre le nez dans le bureau de mon père: "Renaud, sais-tu l'anglais? - Non, lui dis-je. - Veux-tu l'apprendre? Ecoute-moi bien. Quand tu rencontreras un Anglais qui visite ton voisin Monsieur Pacaud, il te dira: "Well, boy, do you speak English?" Répète. Et moi de répéter tant bien que mal ces mots inconnus. Tu leur répondras, continua Voyer, en lui faisant un pied de nez: "Trousse ma chemise, foolish". Et le bonhomme ajoutait en riant: "Vont-ils en faire une tête;" Mon père trouvait cela moins drôle. C'était enfantin, idiot; mais dans la vie, la rancune est facile et la revanche n'est pas toujours a votre portée. Le vieil employé, humilié par ces bureaucrates, et sans doute privé d'un avancement qui lui était dû, exprimait à sa manière ce qui lui pressurait le coeur. Combien d'autres employés civils ressentent, aujourd'hui encore, les mêmes injustices flagrantes de la part de cette exécrable bureaucratie anglo-saxonne d'Ottawa ! p.78

Et puis, il y avait le jour de l'an que nous ne passions jamais à la maison. Nous partions la veille pour Bécancour, dans la grande carriole, bien emmitouflés, les pieds sur des bouteilles d'eau bouillante, la figure recouverte d'un "nuage", assis entre deux belles peaux de buffle. Et en avant la grisse! Elle faisait de son mieux pour trotter au son argentin des grelots. Mon grand-père était le chef d'une magnifique famille canadienne de quatre filles et huit garçons. Ils revenaient tous à Princeville passer le jour de l'an pour y recevoir la bénédiction de l'aïeul. Le matin du grand jour, seuls les enfants venaient, dans sa chambre à coucher, recevoir la bénédiction du grand-père. Parmi les gendres et brus, il y en avait qui n'étaient pas d'humeur à s'agenouiller devant le beau-père. Ensuite, tous passaient dans le grand salon où chacun recevait ses étrennes. On se souhaitait réciproquement: "Bonne et heureuse année, avec le paradis à la fin de tes jours: " Pour les enfants, les étrennes consistaient en bien peu de choses: un quarteron bien ficelé dans un sac de papier, de petits poissons de sucre rouge et blanc . . . . . Nous n'étions pas gâtés; en étions-nous moins heureux que les enfants de nos jours? Le temps des fêtes n'était pas alors, comme nous l'apprenait un gérant de banque, une période d'ennuis financiers où le père de famille devait escompter un billet pour répondre à ce besoin de luxe devenu aujourd'hui presque une nécessité. Ce sont les derniers souvenirs que j'aie de ma mère. En mars 1887, après quelques mois de séjour chez mon oncle à Arthabaska, je fis avec ma tante un dernier voyage à Princeville pour dire adieu à maman qui allait mourir. Triste scène qui ne s'effacera jamais de ma mémoire: Je revois encore ma mère dans son grand lit, les larmes plein le visage, s'évanouissant à la suite d'une telle émotion. Ma tante, pour le bien de la mourante, m'entraîna de force malgré mes pleurs. Je ne revis ma mère que dans son cercueil quelques jours plus tard, â Bécancour. Elle décéda le 19 mars, âgée de trente-trois ans, résignée à la volonté de Dieu et donnant à tous l' exemple d'une fin chrétienne. Le 21, ses funérailles p.79

eurent lieu dans son village natal. Mon oncle Joseph et moi étions partis de grand matin d'Arthabaska en carriole. Les chemins étaient en mauvais état car la fonte des neiges était amorcée. Quand nous arrivâmes à l'église, la messe était déjà commencée. Au cimetière, mon père eut un geste qu'il regretta: il voulut que je voie une dernière fois les traits de ma mère. Je fis alors une scène qui fit pleurer tout le monde. Je me crampon-nai au cercueil et ne voulais plus m'en éloigner; il fallut me prendre et m'emmener de force chez grand-père Landry. Seuls les jeunes enfants qui perdent leur mère , savent qu'il ne peut arriver de malheur plus grand en ce bas monde. Leur vie entière s'en ressent; souvent son cours normal en est dévié. p.80

Chapitre 2 Vie nouvelle des deux orphelins. . Chez la tante LaVergne . . . Minnie Barlow . . . . L'heure délicieuse. . La famille Barthe. Un enfant oublie vite son chagrin s'il sent autour de lui une chaude affection. Ma tante Émilie-Barthe-LaVergne était maternelle par nature. Avec mes cousins, Armand et Gabrielle, je ne pouvais être plus choyé par quelqu'un d'autre. Ma pauvre petite soeur Marie-Louise fut moins bien partagée que moi. Âgée de cinq ans seulement, il lui fallut rentrer comme pension-naire au couvent du village dirigé par les Dames de la Congrégation. Malgré tout, elle y rencontra dans son malheur une soeur Saint-Cassien, au coeur maternel. Cette religieuse, dont j'ignore le nom civil, mourut jeune encore: ce fut une véritable perte pour la jeunesse étudiante et pour sa communauté. Mon père lui garda toujours un souvenir reconnaissant. Malgré son âge tendre, ma soeur suivait, dans ses grandes lignes, la règle de la communauté: lever très matinal, messe à l'église paroissiale, beau temps, mauvais temps, nour-riture frugale de couvent pauvre de campagne . . . Elle devait y rester longtemps, trop longtemps: Ma tante gardait avec elle une charmante cousine: nous l'appelions Minnie. Elle se nommait Émilie Barlow. Sa mère était la soeur de M. Théophile Girouard marié à Alexina Pacaud dont j'ai déjà parlé. Elle était la fille de Charles Pacaud, oncle de ma tante. Minnie avait tout d'une Écossaise: blonde avec de grands yeux bleus. Je découvris plus tard qu'elle était une petite cousine du côté maternel par sa grand-mère Campbell, soeur de ma bisaïeule. Cette parenté éloignée ne manque pas de piquant. Cette ancêtre Campbell venait directement d'Écosse. Il était arrivé au pays après la cession du Canada à l'Angleterre. Il était le fils naturel du sixième duc d'Argyle et de Mrs. Johnson, sa célèbre maîtresse, comme le mentionne l'Encyclopedia p.81

Britannica. Ce duc d'Argyle n'avait pas d'enfant légitime. La première fois que j'en entendis parler, c'était à Bécancour, chez ma tante Henry Hall. Un jour qu'elle parlait de l'Angleterre, elle nous dit: "Nous avons une fortune à la Chancellerie; elle vient de la famille. C'est par ce cousin Campbell, Renaud, que tu es le cousin de Minnie. " Sa soeur, ma tante Arthur Olivier de Trois-Rivières, avait en sa possession un coffre où étaient enfermés tous les papiers concernant la famille Campbell. Il s'agissait de les faire valoir à la Chancellerie de Londres. Mon oncle, qui était avocat, avait pressenti ses collègues anglais pour s'occuper de cette affaire, mais ceux-ci demandaient des honoraires que la famille jugeait exorbi-tants. On se contentait donc de parler beaucoup de cette fortune et de jouir en paix, en attendant, du peu qu'avait laissé cette fameuse Mrs. Campbell: de fort beaux bijoux anciens que lui avait donnés son ducal ami. Ce qui mit fin aux rêves, ce fut le grand incendie de Trois-Rivières. Le coffre aux précieux papiers brûla avec la maison de mon oncle, située sur la rue Saint-Alexandre, aujourd'hui rue Radisson. Je regretterai toujours de ne pas avoir eu la barbe voulue pour examiner le contenu de cette précieuse valise. Depuis, j'ai appris, pour me consoler, que rares sont les familles anglaises qui n'ont pas une fortune en Chancellerie. Les documents nécessaires pour prouver leurs titres manquent toujours. Cette histoire est même devenue un sujet de badinage: "Ah? dit-on avec un sourire, vous aussi avez une fortune en Chancellerie!" Cette cousine Minnie rivalisait de zèle avec ma tante pour bien élever les deux petits garçons. Armand et moi couchions dans la même chambre. Elle était ornée de deux reproductions de tableaux de Delacroix qui contri-buèrent beaucoup à nous faire connaître, dès notre jeune âge, Napoléon et son épopée. Le coucher, pour nous comme pour tous les enfants, était un événement que nous n'apprécions guère. Nous nous organisions pour en reculer le plus possible le moment fatidique. Ma tante cherchait à cultiver ses enfants, à p.82

leur embellir le devoir. La prière du soir, avec elle, était plaisante autant que courte. Sur une commode, elle avait placé une belle madone de pierre et trois petits lampions aux couleurs de la France. Afin de nous montrer l'importance de la prière que nous allions faire devant cette Blanche madone, nous allumions, chacun notre tour, notre lampion. Armand choisissait le rouge, Gabrielle, le bleu, et je me consolai du blanc en entendant ma tante me dire que c' était la couleur du roi. Sitôt la prière finie, tous les trois soufflions avec la même force pour éteindre notre lampion. A tour de rôle, nous rentrions ensuite dans la salle de bain pour "la petite précaution" comme l'appelait ma tante. Plusieurs années plus tard, je m'égayai en retrouvant dans un bric-à-brac parisien sur les quais de la Seine, une toile d'un petit maître du XVIIe siècle avec cette légende, l'expression même de ma tante: "La petite précaution". J'ai toujours ce dessin: il me rappelle les couchers joyeux de mon enfance chez ma tante Joseph LaVergne d'Arthabaskaville. Notre départ quotidien pour le collège des Frères du Sacré-Coeur retenait l'attention personnelle de ma tante. Durant les mois tempérés, elle nous passait en revue. Il fallait que rien ne clochât dans notre tenue: habits immaculés, chaussures bien cirées, cheveux bros-sés avec soin. Durant les mois d'hiver, elle nous "encapotait" elle-même. Par les tempêtes de neige, je vois encore sa bonne figure souriante derrière la fenêtre, nous regardant enjamber les bancs de neige, nous ébrouer comme de jeunes chiens au milieu de cette blan-cheur. Puis elle attendait le coup de téléphone qui la rassurait: le directeur lui annonçait que "ses deux petits meuniers" étaient arrivés. A cinq heures de l'après-midi, pour Gabrielle, Armand et moi, c'était vraiment l'heure exquise, et pour ma tante un rite: le thé â l'anglaise. Pour donner un tour poétique à cette réunion, elle allumait quelques petits rondins dans la cheminée. Nous prenions tous plaisir à voir le feu mordre ce joli bouleau à l'écorce d'ivoire, à l'entendre pétiller, à suivre dans ses progrès la morsure du feu. Notre attention était vite attirée par la bonne en p.83

coiffe blanche qui apportait un grand cabaret d'argent chargé de tout le nécessaire pour le thé. Avant de nous servir le thé bien chaud dans des tasses de porcelaine, ma tante nous passait des tartines pour calmer notre impatience. Pendant que nous nous livrions tous au plaisir de goûter ensemble, ma tante en profitait pour nous instruire. Elle nous questionnait sur nos études, sur les matières que nos professeurs nous avaient enseignées ce jour-là. Souvent elle nous parlait de sa jeunesse, de sa famille, de ses oncles Pacaud, tous patriotes, que nous connaissions bien. Quelles choses intéressantes elle avait aussi à nous dire de son père, Joseph-Guillaume Barthe, homme politique et écrivain canadien. Ce qui nous enthousias-mait le plus c'était de l'entendre raconter son séjour à Paris lorsqu'elle était petite fille. Elle y avait vécu plusieurs années. Son père y avait écrit son livre: le Canada reconquis par la France, qui avait été jugé séditieux a l'époque et qui est bien oublié aujourd'hui. Un jour, elle nous lut la singulière arrivée du premier Barthe au Canada, que son père racontait fort bien dans son livre: Souvenirs d'un demi siècle. Je me souviens encore de cette histoire dans ses grandes lignes. Parmi les exilés que la Révolution française avait obligés à fuir, se trouvaient les deux frères Desjardins: l'abbé Philippe et Jean-Louis. Le premier, docteur en Sorbonne grand vicaire de Paris, avait quitté la capitale sous la Terreur pour échapper à la mort. Il avait traversé la France en route vers Douvres, déguisé en cocher de place et conduisant une espèce de diligence pleine de prêtres traqués, en travestis. Dans sa voiture assez encombrée s'était dissimulé un jeune homme dont la famille connaissait le grand vicaire. Il s'était si bien attaché à ses pas qu'il le suivit secrètement jusqu'à Londres. Là, furtivement toujours, il se glissa à bord du vaisseau qui devait conduire l'abbé Desjardins en Amérique. Le garçon, en tapinois, avait élu domicile parmi les bagages des voyageurs. Ce ne fut qu'après deux jours de voyage en mer que le passager clandestin, tenaillé par la faim, sortit de sa cachette et vint se jeter p.84

dans les bras du grand vicaire. L'abbé, quoique fort embarrassé par ce nouveau protégé qui lui tombait ainsi "des ponts", dissimula son trouble du mieux qu'il put et encouragea le jeune aventurier dont la témérité s'avérait profitable. Ainsi, l'abbé Desjardins était venu au Canada en 1793. Mais ce que ma tante ne savait pas, non plus d'ailleurs que son père qui racontait cette petite histoire touchante, c'est que l'ancêtre Taddée-Alexis Barthe, né à Toulon du mariage de Jacques Barthe et de Marguerite Béranger, était déjà au pays depuis au moins neuf ans. Les registres de Carleton en effet, nous apprennent qu'il épousait dans cette paroisse, le 17 février 1787, Louise-Françoise Poisset. De ce mariage naissait, le 5 novembre 1787, Joseph Barthe qui, après avoir été cultivateur, devint capitaine au long cours. De son mariage avec Marie Toupin, en 1814, il eut douze enfants. Deux d'entre eux se distinguèrent particulièrement, dont celui qui nous occupe, Joseph-Guillaume né à Carleton le 16 novembre 1816. Ce dernier mériterait plus qu'une sèche biographie. Son souvenir semble effacé de la mémoire des gens de ma génération. Pourtant, il méritait mieux. J'aime à rappeler cette anecdote qui le met en cause avec son volume Le Canada reconquis par la France. On sait qu'en mai 1855 une frégate française, La Capricieuse, jetait l'amarre au quai de Québec. C'était la première fois depuis la conquête que les couleurs de la France apparaissaient sur les eaux du Saint-Laurent. L'impres-sion en fut profonde chez nos Canadiens et en particulier chez Monsieur Barthe. Celui-ci était de retour de Paris où il avait fait imprimer ce livre dont la présentation au capitaine de Belvèse, commandant de La Capricieuse faillit dégénérer en incident diplomatique. Monsieur Barthe vivait alors à Québec et passait pour un des écrivains les plus lus. C'était un homme qu'on disait érudit, doué de beaucoup d'imagination, très libre d'opinion; de plus, homme politique auréolé de quelques mois de prison, à Montréal, pour sa collaboration, en 1837, aux journaux patriotes. Avocat depuis 1840, il avait fondé, l'année précédente, le journal L'Aurore des deux Canadas. Il fut p.85

député d'Yamaska de 1841 à 1844; puis, lors d'un séjour de quelques années à Paris, il collabora à La Gazette _de France. De retour au pays, Monsieur Barthe fut rédacteur au Canadien de Québec. Français jusqu'à la moëlle, il n'eut rien de plus pressé, des l'arrivée de La Capricieuse à Québec, que d'aller présenter ses hommages au repré-sentant de la France et lui offrir son Canada reconquis par la France. Il est de ces titres de volume qui font l'effet d'un pavé dans la vitrine d'un libraire. Ce livre au titre audacieux, produisit chez le capitaine de Belvèse un sursaut de stupeur. Lui qui venait porter à un pays d'al-légeance anglaise le salut de la France, il se devait de rester diplomate. A peine eut-il lu le titre qu'il refusa d'accepter le bouquin. Et si un personnage officiel canadien, invité à visiter la frégate, eut jeté les yeux sur ce titre compromettant pour sa mission de paix? Le diplomate se hâta donc d'écrire à son ministre le rapport confidentiel suivant: "Il s'est présenté un incident qui aurait pu compromettre ma mission et dont j'ai, sans hésitation et promptitude, détruit l'effet dès son début, puisqu'en même temps que je mouillais, il paraissait un livre imprimé à Paris par un Canadien, Monsieur Barthe, et dont le titre se lit ainsi: Le Canada -reconquis par la France. J'ai dit avec énergie â son auteur que son titre était contraire aux intentions et à la politique de l'Empereur et de la France; contraire aussi aux intentions de son pays placé sous un régime libéral et protecteur qui lui créait une véritable indépendance; que s'il eût pu venir à quelqu'un le moindre soupçon qu'il existât une solidarité entre ma mission et son livre, je n'aurais pu faire un pas de plus au Canada." Tout ce fatras, à n'en pas douter, pour se faire valoir à Paris: J'ai peine à croire qu'avant d'écrire ce rapport, le diplomate ne se fut enquis du contenu de ce livre au titre vraiment bien trouvé pour attirer l'attention sur le nom de son auteur. Monsieur Barthe réclamait simplement dans son ouvrage des relations plus étroites entre le Canada et la France, la conquête de notre pays par son influence littéraire et artistique plus poussée auprès des Canadiens: "Renouer le Canada à la France, p.86

disait M. Barthe aux premières pages de son volume, par des liens d'intérêt commun; créer entre les deux pays des rapports utiles à tous les deux; rendre ces liaisons permanentes et indestructibles; les mettre à l'abri des fluctuations et des péripéties du temps en les soustrayant à l'action désastreuse, ou du moins toujours précaire, de la politique, tel était l'objet que j'avais en contemplation. " Les projets de Monsieur Barthe ne se bornaient pas seulement à l' établissement de relations commerciales avec la France. Il voulait que les rap-ports entre les sociétés littéraires canadiennes et l'Institut de France fussent plus intimes afin d'élargir nos horizons et créer chez nous, de concert avec l'Institut canadien de Montréal, un courant d'idées et de pensée plus libérales. Il fit, de plus, des démarches pour obtenir l'affiliation de l'Institut canadien à l'Académie française. Pour l'époque, c'était trop demander. Peu importe; cet homme habitué à lutter pour des idées, alla frapper jusqu'à la porte de l'institut de France, jusque chez Napoléon III lui-même. Ce dernier lui remit pour l'Institut Canadien de superbes volumes que l'on peut voir aujourd'hui à l'Institut Fraser, héritier des livres de l'Institut canadien. Monsieur Barthe écrivait, en 1855, un ou-vrage intéressant à feuilleter: Les souvenirs d'un demi-siècle, mais d'un style touffu et négligé. Il était alors vieux et malade. Je ne l'ai vu qu'une fois, enfant, mais pour n'en garder que le souvenir de son "impériale". * Mon père me racontait que lui et son beau-frère, Edouard Pacaud, faisaient passer aux amis des soirées inoubliables dans la maison hospitalière de sa fille, ma tante Joseph LaVergne, lorsque Monsieur Barthe venait à Arthabaska. Leurs bons mots, leurs anecdotes, leurs souvenirs faisaient oublier à tous les plaisirs du théâtre. Monsieur Barthe fut un homme de valeur, un précurseur même. C'est lui qui, le premier, demanda l'établissement d'un consulat français à Québec; le premier qui a parlé (* Moustache à la Napoléon III) p.87

d'établir des relations commerciales avec la France et d'une ligne française océanique entre la France et le Canada dès 1855. Joseph-Guillaume Barthe décéda à Montréal en 1893 et fut inhumé à Arthabaska, dans le "lot" où reposent sa fille et son gendre, le juge Joseph LaVergne et son petit-fils Armand LaVergne, auquel ses admira-teurs ont élevé un magnifique monument. Madame Barthe, née Louise Pacaud, et soeur de tous ces patriotes dont j'ai déjà parlé, repose là aussi. Cette Madame Barthe, je l'ai connue enfant, et je ne l'ai jamais oubliée. Petite, vieille, toute menue, avec de grands yeux noirs, coiffée d'une dentelle également noire, elle faisait le désespoir du petit écolier que j'étais alors. Elle habitait une longue maison de brique, face à l'actuel bureau de poste d'Arthabaska. Chaque fois que je passais devant chez elle pour me rendre au collège, elle m'attendait sur sa "galerie" pour me crier de sa voix flûtée: "Renaud, ne me ferais-tu pas une commission?" J'étais trop timide pour refuser et mon retard en classe se payait en réprimandes et en mauvaises notes. C'est le seul souvenir que j'ai gardé de Mme Barthe. Et pourtant, c'était, m'a-t-on dit, une femme remarquable par sa culture et sa conversation brillante. Voilà une digression qui m'a fort éloigné du thé de cinq heures chez ma tante Émilie et de la vie que j'y menais après la mort de ma mère; mais ne valait-il pas la peine de la faire pour rendre hommage au père de cette bonne tante? Il n'y a pas que l'heure du thé qui laissa chez moi des souvenirs; il y eut aussi celle des repas. Cette fois, nous les enfants, devions manger en silence et écouter, "Les enfants bien élevés, nous disait souvent ma tante, ne parlent pas à table. " Elle veillait à ce que nous nous servions de nos couteaux selon l'étiquette. Pour avoir du dessert, il nous fallait manger notre p.88

soupe. A notre âge, cette immobilité, ce mutisme, cette étiquette gâtaient beaucoup les bonnes choses qu'on nous servait. Pour les manquements plus graves, mon oncle intervenait. Je fus un jour tancé d'importance pour avoir oublié de mettre ma main devant ma bouche avant de tous-ser. Il y a des larmes qui sont nécessaires chez les enfants pour qu'ils deviennent des gentlemen. Mon oncle était le meilleur homme du monde, et grand travailleur. Je le vois encore assis à son pupitre, au bout du corridor, à l'étage, étudiant des dos-siers, à la lueur d'une grosse lampe et feuilletant de gros volumes de droit. Durant cette année heureuse, mon père songeait à refaire son foyer; ma tante s'occupait de la. chose aussi. Voyons-les à l'oeuvre. p.89

Chapitre 3
Louis LaVergne quitte Princeville . . .
Regrets . . .
Son nouveau foyer à Arthabaskaville . . .
Toujours la politique . . .
Mort de Geneviève de Lagrave-LaVergne.
Mon père n'avait que quarante ans lorsqu'il songea à refaire son foyer. Il faut avoir eu cet âge pour comprendre qu'on est encore jeune. Et pourtant, ce père qui nous aimait refusa, à cause de nous, les conseils de ma tante. Celle-ci voulait qu'il épousât Minnie Barlow; il la trouvait trop jeune. Ma tante lui proposa alors sa cousine germaine, Alida Pacaud, sans penser un seul instant qu'il accepterait une femme de dix ans son ainée. Il s'y résolut pour nous, comme il l'avoua un jour. Alida Pacaud, fille du notaire Philippe-Napoléon Pacaud, avait pour mère Charlotte Boucher de la Bruère. Elle était née à Saint-Hyacinthe en pleine période d'insurrection, en 1837. Elle était veuve de Benjamin Dumoulin, avocat, et grand-mère de Jacques Dumoulin qui devait devenir juge de la Cour de l'Echiquier à Ottawa. Elle avait épousé en secondes noces William Duval, aussi avocat, fils du juge en chef de Québec. Elle avait perdu, jeune encore, ses deux maris et restait avec deux enfants, Benjamin Dumoulin, gérant de la Banque de Montréal, et Aurélie Dumoulin qui devint l'épouse du juge John-Lawrence Cannon de la Cour supérieure à Québec. De petite taille, mignonne, avec de grands yeux noirs veloutés, une bouche délicieuse, elle était encore désirable. Elle garda sa beauté et son air distingué jusqu'à son dernier jour. Mon père, pour plaire à sa femme, décida de s'établir à Arthabaska, mais non sans de nombreuses hésitations. Son frère Joseph l'y encourageait. Il était influent, député fédéral depuis 1887; aussi lui promettait-il de faciliter sa venue. Il fit offrir au notaire Louis..... p.90

Le restant du livre ne sera pas scanné parce qu'a coup sur il ne reparleront pas de Princeville. Mais si quelqu'un trouvait une phrase concernant Princeville (personnage, lieux, événements) veuillez nous en aviser. Il resterait encore 300 pages à scanner.

Mise à jour le 25 mai 2014